Ce qui nous meut.

Aussi évident que cela puisse sembler, nous ne sommes pas égaux face à nos émotions. Que ce soit du point de vue de leur nature, que de leur manifestation.

Elles sont l’émanation directe de notre singularité

Notre expérience manifeste de l’autre, du monde et de nous-mêmes. 

Et tels des récits – des énigmes à percer – nos émotions portent en elles notre histoire.

Il est habituel de considérer qu’il y a six émotions fondamentales : la peur, la joie, le dégoût, la tristesse, la colère et la surprise. 
Et qu’après, viennent des émotions plus complexes : la honte, l’envie, l’amour, l’empathie…
D’ailleurs, à l’heure actuelle, il n’existe aucune preuve empirique de l’existence d’un nombre limite d’émotions biologiquement déterminées

Quand on cherche l’étymologie de ce mot dans différents dictionnaires, on tombe sur la racine latine emovere : mettre en mouvement. 
Et motio : mouvement, trouble, frisson (de fièvre).
Viennent ensuite, les notions de bouleversement, secousse, saisissement. Vécues simultanément au niveau du corps et au niveau affectif. 
Avec des réactions qui peuvent aller de l’extase esthétique ou spirituelle – quand mystère et beauté du monde nous touchent – à la paralysie ou autres manifestations plus explosives. 

En somme : ce sont des visiteuses qui nous mettent en mouvement. 

Car nous ne sommes pas l’émotion ressentie, elle nous traverse, c’est tout. 

Dès lors, retrouver une forme d’hospitalité et de bienveillante curiosité face à leurs surgissements, semble une voie enrichissante à explorer. (Pas de façon systématique, bien sûr – de temps à autre, quand « un.e invité.e de choix » frappe à notre porte.)

Car aussitôt, nous refaisons une expérience intéressante : celle de la distance. 

La distance qui nous sépare de toute chose, de l’autre, du vivant. 
Et donc de cet espace – ce lieu – qu’il y a « entre » l’autre et moi, qui à la fois me relie à lui et me différencie de lui.
Or qui dit espace, dit temps. Et même, tempo. 
Notre tempo personnel – notre façon d’investir un espace à notre rythme. 
Notre autonomie, d’une certaine façon. 

Et c’est alors, que nos ressources peuvent se mobiliser, notre potentiel créatif s’activer : nous nous réapproprions notre aptitude à nous ajuster, à trouver des solutions, des idées… L’émotion n’est plus cette chose envahissante ou dérangeante, que l’on souhaite chasser, masquer. 
Ainsi accueillie, observée et remise à sa juste distance, l’émotion nous offre une ouverture et devient générateur d’énergie.

Telle une intime étrangère que nous aurions accueillie à notre table, prenant le temps d’écouter le récit de son voyage, « l’émotion » viendrait éclairer notre perception, l’enrichissant d’autres dimensions

Un peu comme ces rayons lumineux qui font vibrer la surface de l’eau et donnent aux mouvements de l’onde leur fascinante complexité.

Sources : 
L’émotion – Contribution à l’étude psychodynamique du développement de la pensée de l’enfant sans langage en interaction – Philippe ClaudonMargot Weber – Dans Devenir 2009/1 (Vol. 21), pages 61 à 99 // Petit Larousse, Le Robert, Littré, cnrtl.
Crédit Photo : Aurélie Valat

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M.

Marcher

« Revue de lecture. »

« La liberté suspensive offerte par la marche. »

« La liberté en marchant c’est de n’être personne. »

« Se délester du fardeau des soucis, oublier un temps ses affaires. »

« La marche seule parvient à nous libérer des illusions de l’indispensable. »

« Entailler l’opacité du monde. »

« L’appel du sauvage. »

« Une force pure au milieu des grands arbres. »

« L’évidence retrouvée du silence, d’abord comme transparence. Tout est calme, attentif et tout repose. »

« Le marcheur se rendant présent à la présence. »

« Marcher. Cela saisit d’abord, comme une immense respiration des oreilles : on reçoit le silence comme un grand vent frais qui chasse les nuages. »

« Marcher fait taire soudain les rumeurs et les plaintes, arrête l’interminable bavardage intérieur par lequel sans cesse on commente les autres, on s’évalue soi-même, on recompose, on interprète. »

« Marcher fait taire l’indéfini soliloque où remontent les rancoeurs aigres, les contentements imbéciles, les vengeances faciles. »

« Ne devenir plus qu’un corps interminablement marchant. »

« À sa cadence. »

« Parce qu’il s’agit bien, en marchant, de trouver son rythme fondamental, et de le garder. »

« Parce qu’aller à son pas, ce n’est pas marcher de manière absolument uniforme, totalement régulière. »

« Accompagner le temps, se mettre à son pas comme on fait avec un enfant. »

« Une fois dehors, le corps va à son rythme et l’esprit se sent libre, c’est-à-dire disponible. »

« Redécouvrir la légèreté de vivre, la douceur d’une âme librement accordée à elle-même et au monde. »

« Sa profonde harmonie intérieure. »

« La disponibilité, c’est une synthèse rare d’abandon et d’activité. »

« Penser en marchant, marcher en pensant, et que l’écriture ne soit que la pause légère. »

« On n’écrit bien qu’avec ses pieds. » (Nietzsche – Le Gai Savoir)

« Il est vain de s’asseoir pour écrire quand on ne se s’est jamais levé pour vivre. » (Thoreau – Journal)

« Marcher longtemps pour retrouver en lui l’homme d’autrefois, le premier homme. »

« Il faut marcher longtemps pour réapprendre à s’aimer. »

« Le sol apaisait, fortifiait, lavait et guérissait. » (Chef Luther Standing Bear – Pieds nus sur la terre sacrée)

« C’est toujours de soi-même qu’on fait expérience. »

« L’épreuve de sa propre consistance. »

« Pendant plusieurs jours, j’habite un paysage, j’en prends lentement possession, j’en fais mon site. »

« Le paysage est un paquet de saveurs, de couleurs, où le corps infuse. »

« Marcher, cela fait imprégnation. »

« Le corps devient pétri de la terre qu’il foule. »

« Il n’est plus dans le paysage : il est le paysage. »

« Tout paysage absolument grandiose à la fois terrasse et traverse d’une énergie victorieuse celui qui l’a conquis en marchant. »

« L’exténuation et l’extase. »

« La joie simple d’éprouver son corps dans l’activité la plus archaïquement naturelle. »

« Le corps respire doucement, je vis et je suis là. »

« Par elle-même la marche, comme elle prend du temps, installe la présence. »

« Quand on se trouve au pied d’une montagne, si on l’a approchée de loin, ce n’est pas seulement l’oeil qui perçoit une image : le corps dans sa chair et ses muscles, s’en est nourri longtemps. »

« Tout ce qui me libère du temps et de l’espace m’aliène à la vitesse. »

« La lenteur est surtout le contraire de la précipitation. »

« L’illusion de vitesse, c’est de croire qu’elle fait gagner du temps. »

« La lenteur, c’est de coller parfaitement au temps, à ce point que les secondes s’égrènent, font du goutte à goutte comme une petite pluie sur la pierre. »

« Je suis un piéton, rien de plus. » (Rimbaud)

« En avant, route ! » (id.)

« Allons ! » (id.)

« Ce sens de marcher comme fuir. »

« Cette joie profonde, toujours, qu’on a en marchant, de laisser derrière soi. »

« Et cette joie immense, complémentaire, de la fatigue, de l’exténuation, de l’oubli de soi et du monde. »

« La marche permet donc ces moments de solitude partagée. parce que la solitude aussi se partage, comme le pain et le jour. »

« Il faut être seul pour marcher. au-delà de cinq, impossible de partager la solitude. »

« Marcher le matin, c’est comprendre la force des commencements naturels. »

C.

Créativité

Musée Benaki, Athènes, Grèce – Mains de statuettes en marbre, 5ème-4ème siècles avant JC. (crédit photo : Aurélie Valat)

Ce qui nous saisit.


Don’t take it too seriously, hold on tightly, let go lightly.

Points de suspension, Peter Brook.

« C’est le moment de se réinventer !… Il faut des idées neuves !… Soyez cré-a-tifs !…».

Curieusement, au lieu de produire l’élan supposé, ces formules ont plutôt tendance à réveiller en nous résistances et autres freins.
 
Bien sûr, il y a le phénomène irritant de l’injonction – ce mode impératif et son effet de plaquage  – qui vient nous perturber dans notre façon d’être et de faire. 
Et qui peut nous laisser avec cette sensation très désagréable de ne pas faire ce qu’il faut, justement. De ne pas être ce qu’il faut. 

Mais mettons cela de côté – la contre-productivité de ce mode de l’injonction  – et concentrons-nous sur ce mot de CRÉATIVITÉ et sur ce qu’il implique.

Car en effet, que couve-t-il ce mot, pour qu’à son simple énoncé nous puissions ressentir – parfois, souvent – ce retrait complet d’énergie et d’initiative en nous ?

Commençons par regarder de plus près sa définition. 

Si vous cherchez dans un dictionnaire latin l’étymologie du mot créativité, vous tomberez sur creo, qui signifie : engendrer, procréer, faire naître, causer, produire. 

Et si vous allez du côté de l’Encyclopædia Universalis, vous trouverez ceci :

La créativité est définie comme la capacité à réaliser une production (une idée, un objet, une composition, etc.) à la fois nouvelle, originale (c’est-à-dire différente de ce qui existe) et adaptée au contexte et aux contraintes de l’environnement dans lequel la production s’exprime. 

Et ce qui est intéressant, c’est qu’ils ajoutent aussi :

La capacité à générer des idées créatives est reconnue comme une compétence du XXIe siècle, aidant à répondre aux défis de la vie personnelle et professionnelle, et favorisant le développement sociétal.

Maintenant, si vous relisez ces lignes et y cherchez le mot qui vous chiffonne vraiment… 

Est-ce défi ? Ou bien compétence ? Ou encore adaptée au contexte ?…

Ou serait-ce cette notion de nouveau, original, différent ?

Produire quelque chose de neuf, en un claquement de doigt. Encore et encore et encore… 

Un peu comme on demanderait à un comique, croisé par hasard, au détour d’une rue : « faites-moi rire ». (Bel exemple d’injonction, au passage).
Alors que l’homme, déjà épuisé de faire le comique depuis des années, sort peut-être d’un rendez-vous très alarmant avec son comptable, qui l’a plongé dans une remise en question totale quant à son avenir.
Et qui donc, en cette seconde où vous le rencontrez, vous, est tout simplement inapte à la production de la moindre blague. 
Votre demande risque même fort, de faire grimper d’un cran supplémentaire son angoisse.

Ce qui nous intéresse dans cet exemple un peu caricatural, c’est que l’injonction à produire instantanément une idée, un objet, une composition, aussi bon professionnel que nous puissions être, tombe rarement au bon moment.
Et nous fait souvent faire l’expérience vertigineuse : du grand vide en soi.

La créativité, tout comme l’inconscient n’est pas une boîte géolocalisée à l’intérieur de notre corps. C’est un processus. Or comme tout processus, avant qu’il ne s’enclenche, il y a une fixité.
Une sensation d’immobile, de rien, à l’origine de ce sentiment de grand vide en soi.

Reprenons l’exemple de notre comique en crise : à l’inverse, il est probable que dans une heure ou deux, ou le jour d’après… Il raconte cet épisode « comptable-angoisse-inconnu dans la rue » à un ami, et qu’il le fasse avec une drôlerie si savoureuse, qu’il décidera d’en faire un sketch…
Sketch qui fera très certainement un carton lors de son prochain spectacle… Et spectacle dont vous serez peut-être vous-même, spectateur. 

Ce qui est certain, c’est qu’en chemin quelque chose a eu lieu.
Un ajustement, un réglage. Un truc. Qui l’a fait passer d’une réalité à une autre. De, je suis un naze qui n’a plus rien dans le sac, à, calons une tournée de 300 dates dans toute la France.

Un passage, en somme.

En fait, nous venons de déposer là, trois notions fondamentales à la question de la « créativité » :
– LA NOUVEAUTÉ  (l’injonction de la nouveauté, « produire quelque chose de neuf »)
– LE VIDE (l’expérience de ce vertige-là, « du vide en soi ») 
– LE PASSAGE (d’une réalité à une autre). 

Je vous propose donc de les traverser chacune. Et de voir ce que nous pouvons y trouver comme clés, comme ancrages. 

La nouveauté.

La difficulté, avec cette idée de nouveauté, c’est qu’elle nous propulse instantanément dans une dimension de la créativité, que certains nomment la Big-C

La Big-C c’est quoi ?… C’est la créativité d’un Einstein, d’un Picasso, ou d’un Léonard de Vinci.  La créativité géniale, disons.

Tout de suite, il est très important de se rappeler que ces figures – ces véritables génies – sont plus que rares à l’échelle de l’histoire mondiale. 
Ils sont carrément des exceptions.

Nous tous, ici présents, ne sommes en aucun cas des génies. Et c’est « OK ».
Du grec Όλα Kαλά qui veut dire « tout est bien ». Tout est à sa place. 
Ce n’est ni un aveu d’échec, encore moins du défaitisme.
C’est du rangement : chacun boxe dans sa catégorie. 

Et il n’est pas attendu de nous, que nous fassions preuve de cette Big-C du génie.

Or –  pour de multiples et fascinantes raisons obscures – qui brassent problèmes de confiance en soi, légitimité, en passant par tous les dossiers de l’égo, et autres balles dans le « pied » – l’espace d’un instant, quand la demande de produire quelque chose de neuf et d’original nous est faite, nous nous mettons sur le même « pied » – le fameux – qu’un Leonard de Vinci.
Nous envisageons sérieusement, d’inventer la machine volante, le cubisme ou la physique quantique. 

Non. Trop. Too much. KO assuré. 

Rappelez-vous, nous ne sommes pas des génies. 
Nous n’allons pas sortir out of the blue, d’un chapeau ou de je ne sais où, une idée géniale qui va révolutionner le monde sur des milliers d’années.

Et personne ne nous demande ça. 

Donc tout de suite, première clé essentielle face à l’injonction d’être créatif « Don’t take it too seriously ».

Car, oui, d’une certaine façon, tout est créatif et création. Mais il s’agit là, d’autres dimensions de la créativité. 

– Celle dont tout un chacun fait preuve dans sa vie quotidienne, qui est aussi appelée la Little-c. 
– Que l’on distingue de la Mini-c, qui concerne les explorations d’une personne dans un contexte neuf ou d’apprentissage.
– Et de la Pro-c, propre aux trouvailles des personnes devenues expertes dans leur domaine professionnel. 

Créativité de la vie quotidienne, créativité des explorations-apprentissages, créativité des trouvailles d’expertises. Ça, oui, d’accord. C’est nous.

Et vous devez sentir, déjà, que quelque chose s’allège. 

Car doucement l’idée de nouveauté dans ce qu’elle peut avoir de spectaculaire et de jaillissant – de deus ex machina – commence à se diluer, à se dissoudre. 

Nous revenons à une dimension plus proportionnée et familière, plus calme, où il est bien plus question d’apparition
Mais d’apparition au sens photographique du terme ; c’est-à-dire comme une image qui, passant par des bains successifs, se révèlerait progressivement.
En fait, nous parlons de processus. 
De processus créatif.

Et c’est là, qu’il est question du deuxième pilier

Le vide.

Mettons-nous en situation. Vous venez de recevoir l’injonction de produire quelque chose de neuf, de trouver une idée, d’être créatif, et vous ressentez aussitôt ce malaise, ce vertige, ce petit ou grand vide en vous-mêmes…  Et c’est absolument normal, car :

« À l’origine de toute création, il y a un sentiment d’insatisfaction, d’inassouvissement, une sorte de trouble, un besoin de questionnement, une certaine angoisse, un refus, une sensibilité et une émotivité sismiques. »

A.K. Une école de la création théâtrale, Alain Knapp.

Alors à quoi pouvons-nous, nous raccrocher ? Au processus ! Parce qu’encore une fois la créativité n’est pas une boite pleine ou vide, c’est un mouvement, une approche, une disposition… Un cheminement.

Et voici donc, notre deuxième clé, quand le vide surgit : « hold on tightly » to the processus.

Et ce qui est merveilleux avec le processus créatif, c’est qu’il a fait l’objet de beaucoup d’études scientifiques. Nous avons des repères, des appuis.

Traditionnellement, il est décrit comme une succession de 4 phases (cf. Graham Wallace, pédagogue et professeur de sciences politiques entre autres, dans son livre « The art of Thought » publié en 1926). 
En fonction des approches, il y a de légères différences de terminologies eu égard à ces phases, qui peuvent même être réparties en 5 étapes plutôt que 4, mais au fond toutes convergent.
Donc à vous de voir comment vous approprier au mieux ce processus.

La première phase c’est LA PRÉPARATION.  
Elle consiste à rechercher des connaissances. On va investiguer. Appréhender de façon plus précise le sujet, récolter des informations, assimiler du connu, piocher dans sa culture générale.

Par exemple, pour écrire cet article, dès lors que j’ai posé « créativité – point d’interrogation », le tout en caractère gras au beau milieu de ma feuille blanche, j’ai évidemment ressenti ce vertige, ce vide en moi. 
Puis, comme si le regard s’acclimatait, j’ai commencé à me mettre en mouvement, à penser à des ouvrages, à des auteurs, à me rappeler de choses apprises, étudiées sur le sujet, à vérifier une définition dans le dictionnaire, un concept dans une thèse, et peu à peu, sont venues se déposer sur ma page blanche, tout un tas d’éléments. 
MA PRÉPARATION, donc. Qui est une activité très « consciente ».

La deuxième phase ou stade, du processus créatif est ce que l’on nomme L’INCUBATION
Nous sommes sortis du grand vide, mais nous portons à présent, un genre de problème.
Toutes les pistes, les explorations, qui convergent, divergent, nos ressources, se sont agglomérées tel un magma qui nous préoccupe et que nous trimbalons partout avec nous-mêmes.
Et que nous faisons dialoguer avec le monde extérieur, avec l’ensemble de ce que nous vivons.
On pourrait parler de couvaison (étymologie d’incuber). Nous couvons notre oeuf, qui prend forme à l’intérieur de nous.
Mais aussi d’infusion. Quelque chose infuse en soi, travaille en soi.
Nous laissons l’étape de PRÉPARATION oeuvrer en nous.
Et c’est fascinant parce que finalement c’est la phase la plus mystérieuse du processus. Celle sur laquelle on en sait le moins.
Cette petite chimie, alchimie personnelle, « non-consciente ».
Qui nous agit, plus que nous ne l’agissons.

La troisième étape est ce qu’on appelle L’ILLUMINATION.
Et bien sûr, c’est la phase la plus brève, celle où ça y est, nous nous saisissons enfin, de quelque chose :

C’est un éclair dans la pensée, où subitement la forme « ouverte » trouve sa fermeture et son accomplissement, où la tension se relâche dans un schème original, la solution, qui est, en même temps, dissolution du problème posé, avec ce caractère de certitude, de satisfaction de l’esprit, souvent trompeuse d’ailleurs, qui définit l’idée nouvelle. 

Cette phase, chez Graham Wallace, est précédée d’une autre, qu’il appelle intimation.
Et le passage de l’intimation à l’illumination chez lui, est comme le passage d’une conscience périphérique – je ne me suis pas encore complètement saisi de l’idée, j’en perçois les contours – à une conscience plus centrale ou focale – je la saisis en son coeur, je la tiens.
Donc l’intimation, est le premier pas hors de l’incubation, juste avant l’illumination.

Et enfin vient la quatrième étape, celle de LA VÉRIFICATION.
C’est le moment où nous allons mettre notre trouvaille, à l’épreuve de la demande initiale, .
Est-ce que ça marche vraiment, est-ce que ça tient, est-ce que ça embrasse pleinement le sujet ?…
C’est une phase où nous allons raisonner, contrôler, hiérarchiser, repasser tous les obstacles, agencer, ordonner, calculer, expérimenter…
En un mot : transpirer.

Et cette quatrième phase peut-être complétée d’une cinquième et dernière étape : celle de la formulation « universelle ».
Où il est question de maitriser son propre langage, d’articuler son idée pour et vers l’autre ; celui qui a émis l’injonction, le groupe auquel nous allons nous adresser, la société, le monde extérieur…
C’est une phase où, fonction de son domaine d’activité, nous pouvons aussi faire appel à des collaborations spécifiques pour porter et déployer au mieux notre idée.

En résumé, quand le vertige se présente, s’accrocher aux 4 étapes du processus créatif :

PRÉPARATION, INCUBATION, ILLUMINATION, VERIFICATION.
(Intimation et formulation, en milieu et fin du dit processus).

Le passage.

« La vie dans ce qu’elle a de meilleur, est un processus d’écoulement, de changement, où rien n’est fixe. »

Le développement de la personne, Carl R. Rogers

Tout bouge, tout le temps. Et c’est dans ce mouvement perpétuel, ce courant, que nous nous trouvons – que nous nageons – et devons sans cesse nous ajuster.

Et ce qui est passionnant quant à cette injonction d’être créatif, de produire quelque choses de « neuf », c’est de réaliser que la plupart du temps, ce qui oeuvre fondamentalement tout au long du processus que nous venons de décrire, c’est le fait de lâcher quelque chose, plus que d’inventer quoi que ce soit.

Le lâcher-prise, ou renoncement, signifie : abandonner toute idée qui se révèle illusoire et vide de substance. 

La respiration essentielle, notes (25), Thich Nhat Hanh

Quelque chose fonctionnait qui ne fonctionne plus, dû à une nouvelle configuration, un nouveau contexte, une nouvelle donne, ou tout simplement une nouvelle demande, auxquels il faut répondre, faire face.

La nouveauté finalement, est à l’extérieur de soi.

Un peu à la façon d’un joueur, qui voit à chaque partie, ses cartes rebattues, son jeu changer, et ajuste sa façon de jouer aux cartes qui lui ont été distribuées.

Car ce qui a marché lors de la partie précédente, peut ne plus marcher avec les nouvelles cartes qui lui ont été distribuées. La tactique n’est pas mauvaise en soi, elle n’est juste plus adaptée.

Cohabiter avec la complexité du changement perpétuel, c’est donc savoir se détacher. Accepter qu’une idée trouvée, n’est ni bonne ni mauvaise, elle est tout simplement pertinente avec le moment, mais peut ne pas l’être avec le suivant.

Ça marche, jusqu’à ce que ça ne marche plus.

Ce qui est intéressant, c’est que d’une certaine façon, plus notre monde est complexe, plus il vient solliciter en puissance cette ressource de la créativité en nous. 
D’où cette idée de, compétence du XXIe siècle, notre monde ne cessant de se complexifier.

Après il est important bien sûr, de pouvoir, de savoir, de sentir, quand il faut s’accrocher à une idée. La garder. S’y tenir.
Résister, d’une certaine façon.
Et dans l’assise théorique de la Gestalt-therapie (approche hautement créative), il y a une notion ( cf. Théorie du Self) qui est précisément celle de « l’ajustement créateur-ajustement conservateur ».

On pourrait résumer cette notion par le terme d’élan.
L’élan qui pousse l’organisme à s’adapter continuellement à la nouveauté. Avec l’ajustement conservateur qui est nécessaire à la survie, et l’ajustement créateur qui permet la croissance

Or donc, naviguer entre ses deux rives.
Passer d’une rive à l’autre.
Ce que je choisis de garder, ce que je choisis de lâcher, et que peut-être je retrouverai plus tard, plus loin, autrement.

La créativité, c’est cet élan-ajustement face au changement permanent.

Et si nous refaisons un lien avec son étymologie – « notre capacité à faire naître »- nous voyons bien qu’il est plus question de se laisser traverser.
Qu’il y a d’abord une réalité à accepter, à accueillir, à observer, à sentir.
Puis un processus à embrasser. Un mouvement à accompagner.
Presque danser avec lui.
Et que c’est précisément dans cette danse, que se niche la créativité.
Et qu’enfin, l’ensemble nous maintient en fluidité dans le courant.

Un objet synthétise parfaitement tout cela : les boules à neiges (ou snow globes). Vous savez ces globes transparents dans lesquels il y a un liquide et des paillettes qui retombent comme des flocons quand vous les secouez.

crédit photo : https://coolsnowglobes.com/collections/meditative/products/eclipse-snow-globe

C’est la main qui se saisit du globe et qui le secoue, qui va initier ce beau mouvement des paillettes dans le liquide.

Alors bien sûr, cette main peut le faire de façon douce, brutale, maladroite, joyeuse, agressive, curieuse, bienveillante, stressée…

La vérité, c’est que le globe n’a pas « la main » sur cette première prise. Il ne choisit pas qui, ni comment, il va être secoué.

Il est secoué, et c’est tout.

Un peu comme nous, en fait : c’est le changement (l’injonction), qui nous saisit et nous secoue. Et qui le fait comme cette main avec ce globe : en douceur, brutalement, violemment, énergiquement, joyeusement…

Et de la même façon que les flocons retombent toujours, le processus créatif aboutit toujours. Ça ne peut pas « râter ». 
Il n’y a qu’à accueillir cette première prise qui nous saisit, ses secousses.
Et embrasser le processus.

S’y fier.

Sachant que c’est précisément grâce à ce saisissement premier, que s’initie le mouvement et se déploie notre élan-ajustement singulier, or donc, notre créativité.
Sans ce saisissement, pas de déploiement.
Or toute la beauté est là.

La créativité en somme, c’est se laisser saisir. Et une fois saisi, se faire confiance.

Sources :
GAFFIOT, dictionnaire Latin-Français  
Abraham MOLES, « INVENTION », Encyclopædia Universalis
Maud BESANÇON, Todd LUBART, « PSYCHOLOGIE DE LA CRÉATIVITÉ », Encyclopædia Universalis

Eugene Sadler-Smith, « Wallas’ four-stage model of the creative process: More than meets the eye? »Surrey Business School, University of Surrey, UK
Peter Brook, Points de suspension
Alain Knapp, A.K. Une école de la création théâtrale

Chantal Masquelier-Savatier, Comprendre et pratiquer la Gestalt-thérapie
Thich Nhat Hanh, La respiration essentielle
Carl R. Rogers, Le développement de la personne