Musée Benaki, Athènes, Grèce – Mains de statuettes en marbre, 5ème-4ème siècles avant JC. (crédit photo : Aurélie Valat)

Ce qui nous saisit.


Don’t take it too seriously, hold on tightly, let go lightly.

Points de suspension, Peter Brook.

« C’est le moment de se réinventer !… Il faut des idées neuves !… Soyez cré-a-tifs !…».

Curieusement, au lieu de produire l’élan supposé, ces formules ont plutôt tendance à réveiller en nous résistances et autres freins.
 
Bien sûr, il y a le phénomène irritant de l’injonction – ce mode impératif et son effet de plaquage  – qui vient nous perturber dans notre façon d’être et de faire. 
Et qui peut nous laisser avec cette sensation très désagréable de ne pas faire ce qu’il faut, justement. De ne pas être ce qu’il faut. 

Mais mettons cela de côté – la contre-productivité de ce mode de l’injonction  – et concentrons-nous sur ce mot de CRÉATIVITÉ et sur ce qu’il implique.

Car en effet, que couve-t-il ce mot, pour qu’à son simple énoncé nous puissions ressentir – parfois, souvent – ce retrait complet d’énergie et d’initiative en nous ?

Commençons par regarder de plus près sa définition. 

Si vous cherchez dans un dictionnaire latin l’étymologie du mot créativité, vous tomberez sur creo, qui signifie : engendrer, procréer, faire naître, causer, produire. 

Et si vous allez du côté de l’Encyclopædia Universalis, vous trouverez ceci :

La créativité est définie comme la capacité à réaliser une production (une idée, un objet, une composition, etc.) à la fois nouvelle, originale (c’est-à-dire différente de ce qui existe) et adaptée au contexte et aux contraintes de l’environnement dans lequel la production s’exprime. 

Et ce qui est intéressant, c’est qu’ils ajoutent aussi :

La capacité à générer des idées créatives est reconnue comme une compétence du XXIe siècle, aidant à répondre aux défis de la vie personnelle et professionnelle, et favorisant le développement sociétal.

Maintenant, si vous relisez ces lignes et y cherchez le mot qui vous chiffonne vraiment… 

Est-ce défi ? Ou bien compétence ? Ou encore adaptée au contexte ?…

Ou serait-ce cette notion de nouveau, original, différent ?

Produire quelque chose de neuf, en un claquement de doigt. Encore et encore et encore… 

Un peu comme on demanderait à un comique, croisé par hasard, au détour d’une rue : « faites-moi rire ». (Bel exemple d’injonction, au passage).
Alors que l’homme, déjà épuisé de faire le comique depuis des années, sort peut-être d’un rendez-vous très alarmant avec son comptable, qui l’a plongé dans une remise en question totale quant à son avenir.
Et qui donc, en cette seconde où vous le rencontrez, vous, est tout simplement inapte à la production de la moindre blague. 
Votre demande risque même fort, de faire grimper d’un cran supplémentaire son angoisse.

Ce qui nous intéresse dans cet exemple un peu caricatural, c’est que l’injonction à produire instantanément une idée, un objet, une composition, aussi bon professionnel que nous puissions être, tombe rarement au bon moment.
Et nous fait souvent faire l’expérience vertigineuse : du grand vide en soi.

La créativité, tout comme l’inconscient n’est pas une boîte géolocalisée à l’intérieur de notre corps. C’est un processus. Or comme tout processus, avant qu’il ne s’enclenche, il y a une fixité.
Une sensation d’immobile, de rien, à l’origine de ce sentiment de grand vide en soi.

Reprenons l’exemple de notre comique en crise : à l’inverse, il est probable que dans une heure ou deux, ou le jour d’après… Il raconte cet épisode « comptable-angoisse-inconnu dans la rue » à un ami, et qu’il le fasse avec une drôlerie si savoureuse, qu’il décidera d’en faire un sketch…
Sketch qui fera très certainement un carton lors de son prochain spectacle… Et spectacle dont vous serez peut-être vous-même, spectateur. 

Ce qui est certain, c’est qu’en chemin quelque chose a eu lieu.
Un ajustement, un réglage. Un truc. Qui l’a fait passer d’une réalité à une autre. De, je suis un naze qui n’a plus rien dans le sac, à, calons une tournée de 300 dates dans toute la France.

Un passage, en somme.

En fait, nous venons de déposer là, trois notions fondamentales à la question de la « créativité » :
– LA NOUVEAUTÉ  (l’injonction de la nouveauté, « produire quelque chose de neuf »)
– LE VIDE (l’expérience de ce vertige-là, « du vide en soi ») 
– LE PASSAGE (d’une réalité à une autre). 

Je vous propose donc de les traverser chacune. Et de voir ce que nous pouvons y trouver comme clés, comme ancrages. 

La nouveauté.

La difficulté, avec cette idée de nouveauté, c’est qu’elle nous propulse instantanément dans une dimension de la créativité, que certains nomment la Big-C

La Big-C c’est quoi ?… C’est la créativité d’un Einstein, d’un Picasso, ou d’un Léonard de Vinci.  La créativité géniale, disons.

Tout de suite, il est très important de se rappeler que ces figures – ces véritables génies – sont plus que rares à l’échelle de l’histoire mondiale. 
Ils sont carrément des exceptions.

Nous tous, ici présents, ne sommes en aucun cas des génies. Et c’est « OK ».
Du grec Όλα Kαλά qui veut dire « tout est bien ». Tout est à sa place. 
Ce n’est ni un aveu d’échec, encore moins du défaitisme.
C’est du rangement : chacun boxe dans sa catégorie. 

Et il n’est pas attendu de nous, que nous fassions preuve de cette Big-C du génie.

Or –  pour de multiples et fascinantes raisons obscures – qui brassent problèmes de confiance en soi, légitimité, en passant par tous les dossiers de l’égo, et autres balles dans le « pied » – l’espace d’un instant, quand la demande de produire quelque chose de neuf et d’original nous est faite, nous nous mettons sur le même « pied » – le fameux – qu’un Leonard de Vinci.
Nous envisageons sérieusement, d’inventer la machine volante, le cubisme ou la physique quantique. 

Non. Trop. Too much. KO assuré. 

Rappelez-vous, nous ne sommes pas des génies. 
Nous n’allons pas sortir out of the blue, d’un chapeau ou de je ne sais où, une idée géniale qui va révolutionner le monde sur des milliers d’années.

Et personne ne nous demande ça. 

Donc tout de suite, première clé essentielle face à l’injonction d’être créatif « Don’t take it too seriously ».

Car, oui, d’une certaine façon, tout est créatif et création. Mais il s’agit là, d’autres dimensions de la créativité. 

– Celle dont tout un chacun fait preuve dans sa vie quotidienne, qui est aussi appelée la Little-c. 
– Que l’on distingue de la Mini-c, qui concerne les explorations d’une personne dans un contexte neuf ou d’apprentissage.
– Et de la Pro-c, propre aux trouvailles des personnes devenues expertes dans leur domaine professionnel. 

Créativité de la vie quotidienne, créativité des explorations-apprentissages, créativité des trouvailles d’expertises. Ça, oui, d’accord. C’est nous.

Et vous devez sentir, déjà, que quelque chose s’allège. 

Car doucement l’idée de nouveauté dans ce qu’elle peut avoir de spectaculaire et de jaillissant – de deus ex machina – commence à se diluer, à se dissoudre. 

Nous revenons à une dimension plus proportionnée et familière, plus calme, où il est bien plus question d’apparition
Mais d’apparition au sens photographique du terme ; c’est-à-dire comme une image qui, passant par des bains successifs, se révèlerait progressivement.
En fait, nous parlons de processus. 
De processus créatif.

Et c’est là, qu’il est question du deuxième pilier

Le vide.

Mettons-nous en situation. Vous venez de recevoir l’injonction de produire quelque chose de neuf, de trouver une idée, d’être créatif, et vous ressentez aussitôt ce malaise, ce vertige, ce petit ou grand vide en vous-mêmes…  Et c’est absolument normal, car :

« À l’origine de toute création, il y a un sentiment d’insatisfaction, d’inassouvissement, une sorte de trouble, un besoin de questionnement, une certaine angoisse, un refus, une sensibilité et une émotivité sismiques. »

A.K. Une école de la création théâtrale, Alain Knapp.

Alors à quoi pouvons-nous, nous raccrocher ? Au processus ! Parce qu’encore une fois la créativité n’est pas une boite pleine ou vide, c’est un mouvement, une approche, une disposition… Un cheminement.

Et voici donc, notre deuxième clé, quand le vide surgit : « hold on tightly » to the processus.

Et ce qui est merveilleux avec le processus créatif, c’est qu’il a fait l’objet de beaucoup d’études scientifiques. Nous avons des repères, des appuis.

Traditionnellement, il est décrit comme une succession de 4 phases (cf. Graham Wallace, pédagogue et professeur de sciences politiques entre autres, dans son livre « The art of Thought » publié en 1926). 
En fonction des approches, il y a de légères différences de terminologies eu égard à ces phases, qui peuvent même être réparties en 5 étapes plutôt que 4, mais au fond toutes convergent.
Donc à vous de voir comment vous approprier au mieux ce processus.

La première phase c’est LA PRÉPARATION.  
Elle consiste à rechercher des connaissances. On va investiguer. Appréhender de façon plus précise le sujet, récolter des informations, assimiler du connu, piocher dans sa culture générale.

Par exemple, pour écrire cet article, dès lors que j’ai posé « créativité – point d’interrogation », le tout en caractère gras au beau milieu de ma feuille blanche, j’ai évidemment ressenti ce vertige, ce vide en moi. 
Puis, comme si le regard s’acclimatait, j’ai commencé à me mettre en mouvement, à penser à des ouvrages, à des auteurs, à me rappeler de choses apprises, étudiées sur le sujet, à vérifier une définition dans le dictionnaire, un concept dans une thèse, et peu à peu, sont venues se déposer sur ma page blanche, tout un tas d’éléments. 
MA PRÉPARATION, donc. Qui est une activité très « consciente ».

La deuxième phase ou stade, du processus créatif est ce que l’on nomme L’INCUBATION
Nous sommes sortis du grand vide, mais nous portons à présent, un genre de problème.
Toutes les pistes, les explorations, qui convergent, divergent, nos ressources, se sont agglomérées tel un magma qui nous préoccupe et que nous trimbalons partout avec nous-mêmes.
Et que nous faisons dialoguer avec le monde extérieur, avec l’ensemble de ce que nous vivons.
On pourrait parler de couvaison (étymologie d’incuber). Nous couvons notre oeuf, qui prend forme à l’intérieur de nous.
Mais aussi d’infusion. Quelque chose infuse en soi, travaille en soi.
Nous laissons l’étape de PRÉPARATION oeuvrer en nous.
Et c’est fascinant parce que finalement c’est la phase la plus mystérieuse du processus. Celle sur laquelle on en sait le moins.
Cette petite chimie, alchimie personnelle, « non-consciente ».
Qui nous agit, plus que nous ne l’agissons.

La troisième étape est ce qu’on appelle L’ILLUMINATION.
Et bien sûr, c’est la phase la plus brève, celle où ça y est, nous nous saisissons enfin, de quelque chose :

C’est un éclair dans la pensée, où subitement la forme « ouverte » trouve sa fermeture et son accomplissement, où la tension se relâche dans un schème original, la solution, qui est, en même temps, dissolution du problème posé, avec ce caractère de certitude, de satisfaction de l’esprit, souvent trompeuse d’ailleurs, qui définit l’idée nouvelle. 

Cette phase, chez Graham Wallace, est précédée d’une autre, qu’il appelle intimation.
Et le passage de l’intimation à l’illumination chez lui, est comme le passage d’une conscience périphérique – je ne me suis pas encore complètement saisi de l’idée, j’en perçois les contours – à une conscience plus centrale ou focale – je la saisis en son coeur, je la tiens.
Donc l’intimation, est le premier pas hors de l’incubation, juste avant l’illumination.

Et enfin vient la quatrième étape, celle de LA VÉRIFICATION.
C’est le moment où nous allons mettre notre trouvaille, à l’épreuve de la demande initiale, .
Est-ce que ça marche vraiment, est-ce que ça tient, est-ce que ça embrasse pleinement le sujet ?…
C’est une phase où nous allons raisonner, contrôler, hiérarchiser, repasser tous les obstacles, agencer, ordonner, calculer, expérimenter…
En un mot : transpirer.

Et cette quatrième phase peut-être complétée d’une cinquième et dernière étape : celle de la formulation « universelle ».
Où il est question de maitriser son propre langage, d’articuler son idée pour et vers l’autre ; celui qui a émis l’injonction, le groupe auquel nous allons nous adresser, la société, le monde extérieur…
C’est une phase où, fonction de son domaine d’activité, nous pouvons aussi faire appel à des collaborations spécifiques pour porter et déployer au mieux notre idée.

En résumé, quand le vertige se présente, s’accrocher aux 4 étapes du processus créatif :

PRÉPARATION, INCUBATION, ILLUMINATION, VERIFICATION.
(Intimation et formulation, en milieu et fin du dit processus).

Le passage.

« La vie dans ce qu’elle a de meilleur, est un processus d’écoulement, de changement, où rien n’est fixe. »

Le développement de la personne, Carl R. Rogers

Tout bouge, tout le temps. Et c’est dans ce mouvement perpétuel, ce courant, que nous nous trouvons – que nous nageons – et devons sans cesse nous ajuster.

Et ce qui est passionnant quant à cette injonction d’être créatif, de produire quelque choses de « neuf », c’est de réaliser que la plupart du temps, ce qui oeuvre fondamentalement tout au long du processus que nous venons de décrire, c’est le fait de lâcher quelque chose, plus que d’inventer quoi que ce soit.

Le lâcher-prise, ou renoncement, signifie : abandonner toute idée qui se révèle illusoire et vide de substance. 

La respiration essentielle, notes (25), Thich Nhat Hanh

Quelque chose fonctionnait qui ne fonctionne plus, dû à une nouvelle configuration, un nouveau contexte, une nouvelle donne, ou tout simplement une nouvelle demande, auxquels il faut répondre, faire face.

La nouveauté finalement, est à l’extérieur de soi.

Un peu à la façon d’un joueur, qui voit à chaque partie, ses cartes rebattues, son jeu changer, et ajuste sa façon de jouer aux cartes qui lui ont été distribuées.

Car ce qui a marché lors de la partie précédente, peut ne plus marcher avec les nouvelles cartes qui lui ont été distribuées. La tactique n’est pas mauvaise en soi, elle n’est juste plus adaptée.

Cohabiter avec la complexité du changement perpétuel, c’est donc savoir se détacher. Accepter qu’une idée trouvée, n’est ni bonne ni mauvaise, elle est tout simplement pertinente avec le moment, mais peut ne pas l’être avec le suivant.

Ça marche, jusqu’à ce que ça ne marche plus.

Ce qui est intéressant, c’est que d’une certaine façon, plus notre monde est complexe, plus il vient solliciter en puissance cette ressource de la créativité en nous. 
D’où cette idée de, compétence du XXIe siècle, notre monde ne cessant de se complexifier.

Après il est important bien sûr, de pouvoir, de savoir, de sentir, quand il faut s’accrocher à une idée. La garder. S’y tenir.
Résister, d’une certaine façon.
Et dans l’assise théorique de la Gestalt-therapie (approche hautement créative), il y a une notion ( cf. Théorie du Self) qui est précisément celle de « l’ajustement créateur-ajustement conservateur ».

On pourrait résumer cette notion par le terme d’élan.
L’élan qui pousse l’organisme à s’adapter continuellement à la nouveauté. Avec l’ajustement conservateur qui est nécessaire à la survie, et l’ajustement créateur qui permet la croissance

Or donc, naviguer entre ses deux rives.
Passer d’une rive à l’autre.
Ce que je choisis de garder, ce que je choisis de lâcher, et que peut-être je retrouverai plus tard, plus loin, autrement.

La créativité, c’est cet élan-ajustement face au changement permanent.

Et si nous refaisons un lien avec son étymologie – « notre capacité à faire naître »- nous voyons bien qu’il est plus question de se laisser traverser.
Qu’il y a d’abord une réalité à accepter, à accueillir, à observer, à sentir.
Puis un processus à embrasser. Un mouvement à accompagner.
Presque danser avec lui.
Et que c’est précisément dans cette danse, que se niche la créativité.
Et qu’enfin, l’ensemble nous maintient en fluidité dans le courant.

Un objet synthétise parfaitement tout cela : les boules à neiges (ou snow globes). Vous savez ces globes transparents dans lesquels il y a un liquide et des paillettes qui retombent comme des flocons quand vous les secouez.

crédit photo : https://coolsnowglobes.com/collections/meditative/products/eclipse-snow-globe

C’est la main qui se saisit du globe et qui le secoue, qui va initier ce beau mouvement des paillettes dans le liquide.

Alors bien sûr, cette main peut le faire de façon douce, brutale, maladroite, joyeuse, agressive, curieuse, bienveillante, stressée…

La vérité, c’est que le globe n’a pas « la main » sur cette première prise. Il ne choisit pas qui, ni comment, il va être secoué.

Il est secoué, et c’est tout.

Un peu comme nous, en fait : c’est le changement (l’injonction), qui nous saisit et nous secoue. Et qui le fait comme cette main avec ce globe : en douceur, brutalement, violemment, énergiquement, joyeusement…

Et de la même façon que les flocons retombent toujours, le processus créatif aboutit toujours. Ça ne peut pas « râter ». 
Il n’y a qu’à accueillir cette première prise qui nous saisit, ses secousses.
Et embrasser le processus.

S’y fier.

Sachant que c’est précisément grâce à ce saisissement premier, que s’initie le mouvement et se déploie notre élan-ajustement singulier, or donc, notre créativité.
Sans ce saisissement, pas de déploiement.
Or toute la beauté est là.

La créativité en somme, c’est se laisser saisir. Et une fois saisi, se faire confiance.

Sources :
GAFFIOT, dictionnaire Latin-Français  
Abraham MOLES, « INVENTION », Encyclopædia Universalis
Maud BESANÇON, Todd LUBART, « PSYCHOLOGIE DE LA CRÉATIVITÉ », Encyclopædia Universalis

Eugene Sadler-Smith, « Wallas’ four-stage model of the creative process: More than meets the eye? »Surrey Business School, University of Surrey, UK
Peter Brook, Points de suspension
Alain Knapp, A.K. Une école de la création théâtrale

Chantal Masquelier-Savatier, Comprendre et pratiquer la Gestalt-thérapie
Thich Nhat Hanh, La respiration essentielle
Carl R. Rogers, Le développement de la personne
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M.

Marcher

« Revue de lecture. »

« La liberté suspensive offerte par la marche. »

« La liberté en marchant c’est de n’être personne. »

« Se délester du fardeau des soucis, oublier un temps ses affaires. »

« La marche seule parvient à nous libérer des illusions de l’indispensable. »

« Entailler l’opacité du monde. »

« L’appel du sauvage. »

« Une force pure au milieu des grands arbres. »

« L’évidence retrouvée du silence, d’abord comme transparence. Tout est calme, attentif et tout repose. »

« Le marcheur se rendant présent à la présence. »

« Marcher. Cela saisit d’abord, comme une immense respiration des oreilles : on reçoit le silence comme un grand vent frais qui chasse les nuages. »

« Marcher fait taire soudain les rumeurs et les plaintes, arrête l’interminable bavardage intérieur par lequel sans cesse on commente les autres, on s’évalue soi-même, on recompose, on interprète. »

« Marcher fait taire l’indéfini soliloque où remontent les rancoeurs aigres, les contentements imbéciles, les vengeances faciles. »

« Ne devenir plus qu’un corps interminablement marchant. »

« À sa cadence. »

« Parce qu’il s’agit bien, en marchant, de trouver son rythme fondamental, et de le garder. »

« Parce qu’aller à son pas, ce n’est pas marcher de manière absolument uniforme, totalement régulière. »

« Accompagner le temps, se mettre à son pas comme on fait avec un enfant. »

« Une fois dehors, le corps va à son rythme et l’esprit se sent libre, c’est-à-dire disponible. »

« Redécouvrir la légèreté de vivre, la douceur d’une âme librement accordée à elle-même et au monde. »

« Sa profonde harmonie intérieure. »

« La disponibilité, c’est une synthèse rare d’abandon et d’activité. »

« Penser en marchant, marcher en pensant, et que l’écriture ne soit que la pause légère. »

« On n’écrit bien qu’avec ses pieds. » (Nietzsche – Le Gai Savoir)

« Il est vain de s’asseoir pour écrire quand on ne se s’est jamais levé pour vivre. » (Thoreau – Journal)

« Marcher longtemps pour retrouver en lui l’homme d’autrefois, le premier homme. »

« Il faut marcher longtemps pour réapprendre à s’aimer. »

« Le sol apaisait, fortifiait, lavait et guérissait. » (Chef Luther Standing Bear – Pieds nus sur la terre sacrée)

« C’est toujours de soi-même qu’on fait expérience. »

« L’épreuve de sa propre consistance. »

« Pendant plusieurs jours, j’habite un paysage, j’en prends lentement possession, j’en fais mon site. »

« Le paysage est un paquet de saveurs, de couleurs, où le corps infuse. »

« Marcher, cela fait imprégnation. »

« Le corps devient pétri de la terre qu’il foule. »

« Il n’est plus dans le paysage : il est le paysage. »

« Tout paysage absolument grandiose à la fois terrasse et traverse d’une énergie victorieuse celui qui l’a conquis en marchant. »

« L’exténuation et l’extase. »

« La joie simple d’éprouver son corps dans l’activité la plus archaïquement naturelle. »

« Le corps respire doucement, je vis et je suis là. »

« Par elle-même la marche, comme elle prend du temps, installe la présence. »

« Quand on se trouve au pied d’une montagne, si on l’a approchée de loin, ce n’est pas seulement l’oeil qui perçoit une image : le corps dans sa chair et ses muscles, s’en est nourri longtemps. »

« Tout ce qui me libère du temps et de l’espace m’aliène à la vitesse. »

« La lenteur est surtout le contraire de la précipitation. »

« L’illusion de vitesse, c’est de croire qu’elle fait gagner du temps. »

« La lenteur, c’est de coller parfaitement au temps, à ce point que les secondes s’égrènent, font du goutte à goutte comme une petite pluie sur la pierre. »

« Je suis un piéton, rien de plus. » (Rimbaud)

« En avant, route ! » (id.)

« Allons ! » (id.)

« Ce sens de marcher comme fuir. »

« Cette joie profonde, toujours, qu’on a en marchant, de laisser derrière soi. »

« Et cette joie immense, complémentaire, de la fatigue, de l’exténuation, de l’oubli de soi et du monde. »

« La marche permet donc ces moments de solitude partagée. parce que la solitude aussi se partage, comme le pain et le jour. »

« Il faut être seul pour marcher. au-delà de cinq, impossible de partager la solitude. »

« Marcher le matin, c’est comprendre la force des commencements naturels. »

C.

CHRONIQUE DE JURÉE, d’une Certification de Coach Professionnel.

Black door with red, Georgia O’Keeffe – 1954

« Tableau Excel & Flou artistique »

Tout commence par un coup de fil. 

Celui d’une de mes anciennes professeures de L’Académie du Coaching. 

Surprise et ravie de recevoir son appel, nous échangeons quelques nouvelles avant d’en venir à « la » question : 

 – Tu serais partante pour être dans le jury de la promo 33… Sur l’épreuve « étude de cas » ?

L’enfant intérieur en moi, qui est globalement un grand oui partant pour tout, s’enthousiasme en quatre secondes. La protection me rappelle à mon agenda et à ma disponibilité. L’ancienne élève, se sent nimbée de reconnaissance, façon glitter scintillant. Et légitimité j’écris ton nom, se met à paniquer sur ma capacité à pouvoir le faire.  
Bien sûr, tata surmoi, déboule blasée : « ils ont dû se faire planter par quelqu’un en lastminute.com, t’emballe pas. »
Et enfin, mon petit gremlins materialiste me rappelle que c’est gratuit. 

– Écoute j’adorerais, mais je dois juste vérifier quelque chose quant à ma disponibilité. Tu me laisse 24h pour revenir vers toi ? 

Elle acquiesce et je raccroche. Temps. 

Le sentiment qui domine c’est : l’envie. De le faire, de participer, de prendre part, d’apprendre, de réviser, de préparer, d’écouter, de voir, d’analyser… D’en être quoi ! Et ayant toujours eu le goût de la transmission, toute expérience qui s’en rapproche de près ou de loin, me semble une bonne idée. 

Le lendemain, après validation emploi du temps-disponibilité et nuit de réflexion (incontournable pour les grands enthousiastes comme moi, qui ont tendance à la surchauffe), je confirme ma participation. 

Dans la foulée, je reçois plusieurs documents de sa part, afin de m’actualiser sur le processus de certification « aujourd’hui ». 

Première réaction face aux multiples petits carré « X blanc sur fond vert » en bas de mail : angoisse-aversion. 

Je fais partie des gens qui fonctionnent en arborescence et qui se mettent à transpirer à la simple vue d’un tableau excel. 

L’éparpillement – meilleur ennemi du tableau excel – se nichant dans l’ombre de ladite arborescence.

Je prends sur moi et j’ouvre chaque document. Alors que je tente péniblement de déchiffrer le contenu de chacun des encarts, tata surmoi  et légitimité j’écris ton nom, s’en donnent à cœur joie, faisant perler la sueur sur mon front. 

Je ne comprends rien – STRICTEMENT RIEN

Rejet, découragement, panique. Je ferme et rouvre plusieurs fois chaque document en soufflant à voix haute : « Non. Non non non, je ne fais pas ça. Non. Non non, c’est non ». Le tango de la résistance dure un moment. Puis… je me calme, je rationnalise, et canalisée, j’affronte. 

Je me pose sur chacun des encarts, avec de ce genre de phrase à l’intérieur :

Présenter le déroulement de la présentation de façon orale et visuelle afin d’apporter structure et cadre au coaché et ainsi créer une ambiance favorable à l’échange en séance.

Prend en compte son auditoire et adapte son intervention aux rythmes et au processus d’apprentissage.

« Adapte son intervention aux rythmes et au processus d’apprentissage ». 
Mais attends, de quel apprentissage on parle là ?!! Il sera en face de nous, nous, les jurés !! « Présenter le déroulement de la présentation ». Rhaa ces répétitions de mots que c’est irritant, que ça rend la lecture confusionnante. « De façon orale et visuelle ». Bah oui, oui, de façon orale, c’est pas un time’s up. Le candidat ne va pas nous mimer son concept.

Je m’agace toute seule. 

Je relis chaque tronçon plusieurs fois. Afin d’en dégager le sens concret. L’aptitude réelle attendue. De traduire, en fait. Avec ce que je sais de l’expérience et de la pratique du coaching. Car il va être question d’évaluer, de mettre une note, de poser un commentaire. 

La compétence est-elle insuffisante (de 1 à 4), conforme (de 5 à 7), maitrisée (de 8 à 10) ou zéro (monologue-retranscription scolaire) ?

Rien que de le voir le zéro sur le tableau excel, je me sens mal à l’aise. 

En fait, il me faut un long temps pour faire le lien entre tout ce contenu et le processus à venir. Et la perspective d’évaluer l’ensemble me tend. Je me sens très à l’étroit dans ses cases, aussi bien du point de vue du candidat que de celui du juré. Quelque chose manque. Fondamentalement. Et le premier mot qui me vient c’est : le vivant. 

L’organique.

Mais tout de suite, aussi, j’entends la formule moqueuse qui commente, « oui, oui, le flou artistique, quoi. » 

(Je n’insiste pas sur la petite musique péjorative et ses différents couplets, cf. arborescence-éparpillement-vivant-organique-flou artistique, tout le monde me semble-t-il, en connait le refrain). 

Alors. Bien sûr, que c’est très – très délicat, cette affaire du coaching.  Et qu’on a vite fait d’être dans l’approximatif, le grand pipeau-charlatanesque option guru. Tout cela sur fond de développement personnel, avec son lot de positivismes lissants et autres formatages, aussi ridicules que bêtes que dangereux. 

Et le but de la certification, c’est bien d’assurer, de garantir, que la personne qui la présentera en devanture d’elle-même sur le marché du travail, sera consistante dans son approche, solide, articulée. Qu’elle aura traversé un véritable itinéraire d’apprentissage. En quatre mots : tout sauf une arnaque.

Et au fond, derrière ce vouloir rendre tout scientifique (et quel meilleur indice de cette volonté, que ces grilles de notation excel qui décomposent en neuf lignes de pré-requis, la partie A3C2 et A2C15, que le jury doit vérifier et noter chacune, pour chaque candidat), il y a une exigence, un souci réel, de démontrer le sérieux et le professionnel d’une approche. 

D’ailleurs nous l’expérimentons tous, rien qu’avec nos lectures ; qu’il est bon de tomber sur un ouvrage expert, parce que fouillé, approfondi, maitrisé, qui nourrit véritablement la pratique, en donnant à penser, à réfléchir, à questionner, à élargir le champ de sa conscience et donc de sa pratique. Et surtout, sur lequel on peut s’appuyer en toute confiance, sachant qu’il est le fruit d’une expertise réelle. 

Mais, aussi, il faut bien reconnaitre que ces protocoles de notation, pour reprendre un mot d’Irvin Yalom dans son livre l’Art de le thérapie, finissent par ressembler « aux menus des restaurants chinois ». 

Quand on les pense, tableau excel et flou artistique, voici deux groupes nominaux à fort potentiel péjoratif qui portent en eux, toute la problématique des métiers d’accompagnement. Du moins, deux de ses extrémités.

Pour préparer l’épreuve je reprends toutes mes fiches concepts (petite crise de sois-parfait, en effet, mais, qui permet à tempérance de se pointer, afin de dépressuriser un peu l’animal : c’est une épreuve parmi quatre autres, calme-toi, vous serez six regards, vous allez travailler main dans la main). 

Toujours est-il, que je les revisite tous, puisque c’est l’objet même de l’épreuve que je vais accompagner, « l’études de cas ». 

À savoir : tirer un petit papier avec un numéro, qui renvoie à un cas, que le candidat va lire. Et à partir de cette petite dizaine de lignes explicatives d’une situation, il va devoir poser un diagnostic, présenter comment il compte opérer, et surtout, quels outils théoriques il envisage de mobiliser

Bien sur chaque cas porte en lui une attente, un concept central que l’on souhaite voir déployé par le candidat. 

L’épreuve dure 35 minutes : 20 minutes de préparation et 15 minutes de passage. 

En faisant ma petite révision, je palpe instantanément le bienfait de se replonger dans les contours définis de chaque concept. Combien c’est régénérant. Parce qu’on absorbe, on s’imbibe, mais tout finit par se diluer. Or, en y revenant, le muscle aussitôt se réactive. Ça dynamise et libère de l’énergie. Ça recadre, tout naturellement. 

Par exemple, au moment où je révise ma fiche sur l’IRC (Intelligence de la Relation en Coaching – combinatoire et stratégie d’alliance élaborée par François Souweine), je réalise que j’ai à peine effleuré la zone 7 (les autres et le problème du coaché) avec une de mes clientes du moment. Or notre dernière séance a fait un peu du sur-place. C’est un coaching centré sur la personne et nous avons bien évidemment été amené à parler de son environnement, et donc de ses zones 4 (le coaché et les autres) et 5 (les autres). Mais me saute aux yeux que je n’ai pas assez exploré la zone 7. Angle mort qui se dévoile et crée aussitôt une percée. Ça peut paraître simplissime, ainsi écrit, pourtant, un élément réactivé par la reprise de conscience de cette zone 7, s’est éclairé comme une clé. 

Remettre des mots simples et exacts sur ce que l’on fait, apporte une clarté et une précision à ce que l’on fait. C’est indiscutable. Un peu comme cette parole d’enfance, de ranger sa chambre pour ranger sa tête. Et en refaisant ce trajet basique, du retour au concept et de sa maitrise, je ressens instantanément la clarté rassurante du tableau excel. Sa bonne odeur de propre. 

En même temps, ce qui me rassure lors du zoom que nous faisons (avec les autres membres du jury pour préparer la certification), c’est que j’ai affaire à des professionnels aux profils très différents, mais je sens bien que nous partageons tous le même « écart » avec ces documents – chacun le manifeste directement ou indirectement, à sa façon. 

La vitalité joyeuse de la directrice de promo qui remet aussi, la nécessité de prendre du plaisir en jeu, apporte un vent frais absolument nécessaire pour oxygéner le parcours à venir, mais aussi ce léger « flottement ». 

JOUR 1. C’est parti ! 

Mélange de trac et d’excitation. Une envie folle d’y aller. Une peur de mal faire. Et l’envie de tout saisir. On n’est pas sorti de l’auberge. Car oui, il y a cette envie de ne passer à côté de rien, pour tenter d’être le plus objective possible, tout en sachant pertinemment que c’est impossible. Mais là encore, tempérance vient apporter de la souplesse ; nous sommes deux jurés pour cette épreuve. Ma partenaire : grande douceur et bienveillance, regard clair et sensibilité, une détente accueillante et colorée.

Le courant passe instantanément entre nous. Bénédiction. 

Les premiers candidats se présentent. 

Tout de suite, l’incapacité à poser chacune des notations dans les dix minutes imparties entre leurs passages. Tant de contenu à processer, beaucoup trop court pour moi cette petite dizaine. 

Or donc, stratégie : être hyper présente à l’épreuve, à la communication inter-et-intracorporelle, mémoriser un maximum en soi l’expérience, puis à chaud prendre toutes les notes, repères nécessaires – les détails les plus saillants de contenu et de processus. Poser tout de même, les évidences de notations s’il y en a, et les notations plus impressionnistes, qui mériteront une repasse de réflexion.

Intense.

Intense, parce que volonté farouche de faire cohabiter les exigences du tableau excel, avec la plénitude de l’expérience organique, sa richesse et sa complexité. Et bien sûr, sa temporalité personnelle avec celle de la certification. 

Tout à coup une « étoile » entre dans la pièce. Me revient instantanément ce que briller veut dire. Humblement, sans tapage. Tout est là, en place, simple, précis, pas lisse, investi d’une présence et d’une singularité authentiques. Elle plie l’affaire et remet au passage les compteurs à zéro.  Réévaluation.

Là, où j’avais du mal à trancher, elle remet à jour une évidence qui permet d’éclairer le regard. Car le souci c’est qu’on ne veut ni, être trop dur, trop sévère, ni, trop mou, trop arrangeant. 

Échange avec ma partenaire de jury : nous sommes exactement au même endroit. Confort de l’évidence. Nous poursuivons. 

Commence un itinéraire qui me rappelle à mon expérience d’assistanat en casting, lorsqu’il s’est agi de construire le pool d’acteurs qui joueraient les personnages principaux d’une nouvelle série télévisée. 

Il y a véritablement un territoire commun à l’acteur est au coach, d’autant plus flagrant sur cette épreuve de l’étude de cas : connaitre son texte sur le bout des doigts (les 20 concepts de coaching) et en maitriser le sens afin de les incarner de façon authentique (en justesse, en clarté, en pertinence et en résonance avec son interlocuteur).  Si on ne connaît pas son texte, on ne peut pas jouer. Si on ne connait pas ses concepts on ne peut pas coacher. Et dans les deux cas, le temps de la scène comme le temps de la séance, sont des plongées dans la posture méta, qui prend appui, précisément, sur cette maitrise. 

Alors bien sûr, j’en ai parlé juste au-dessus, il y a les évidences : quelqu’un qui entre dans la pièce et qui est pleinement prêt, en maturité et en place. 

Mais il y a aussi, des personnalités immédiatement intéressantes, singulières, dont les dons sont évidents – la sensibilité, l’écoute, l’empathie – mais qui n’ont pas assez travaillé, ne sachant pas bien leurs concepts, limitant par cela même leur rayonnement et leur posture. 

Ou au contraire, celles qui bricolent sans la moindre gêne et que l’approximation théorique n’embarrasse pas, n’empêche pas, et qui déploient diagnostic et stratégie dans le mille malgré tout – et donc ça passe, parce qu’il y a une solidité de posture. 

Ou celles qui vous laisse avec un léger voile d’enfume dans la pièce, comme un inconfort qui fait douter.

Ou celles au contraire qui savent tout parfaitement, mais que le contexte de l’épreuve ébranle tant, qu’elles finissent par paniquer, perdre le fil, tout oublier, révélant une posture encore trop fragile.

Et puis aussi, parfois, une proposition toute petite entre dans la pièce, tout petite mais authentique et bien calée, et vous vous rappelez qu’il faut de tout. Et que cette certification est un début de parcours pour chacun et pas une fin. 

Que seule la pratique peut révéler, autant que façonner l’amplitude du geste, sa puissance – comme tout métier d’art. 

D’autant que s’ajoute à cela, le facteur chance, quel cas on tire, quel concept, les incidents, un téléphone qui sonne, quelqu’un qui se trompe de porte… Tous les impromptus qui surgissent, perturbent et viennent « chercher » le candidat dans sa  posture (et le jury aussi d’ailleurs).  

C’est passionnant et complexe.

À la fin de journée, nous repassons au peigne fin avec ma partenaire, toutes nos notes, nos impressions, nos questionnements et nos doutes, sur chacun des candidats et nous échangeons, discutons, comparons, nous interrogeons pendant plus d’une heure. C’est très engageant et stimulant à la fois. 

Le soir venu, une fois rentrée chez moi, je ressens le besoin de tout retraverser. De passer, repasser, et de profiter de la petite distance pour mettre toutes mes notes en perspective. Préciser mon regard, mon senti, mon analyse – les clarifier. Et tenter ainsi, d’arriver aussi sereinement que possible, à une note au plus juste de ce qu’il m’est possible.


JOUR 2. Spécificité du jour : la saturation totale en fin de journée. 

Tout qui danse dans sa tête. La multitude de détails qui submerge et la vision d’ensemble qui se voile. Encore une fois, on ne veut rien perdre, rien oublier de tout ce qui a été traversé. Garder tout en présence pour chaque note que l’on pose sur le papier. On relit encore et encore, le contenu des encarts du tableau excel. On vérifie, re-vérifie. Mais la densité charge la mule et le regard se noie un peu. Car à force de regarder au télé-objectif, on se perd. 

Et c’est donc là, précisément dans ce trop-plein, que la nécessité de se décoller du plan excel se fait sentir. De s’en détacher un peu. De se remettre au centre d’un plan plus large, plus vaste et plus essentiel à la fois : le « flou artistique ». 

Nous y voilà. Le fameux. 

Peut-être est-ce intéressant de rappeler qu’au départ, avant de prendre tournure péjorative, le flou artistique est une technique. Un effet de flou désiré et maitrisé. Qui nous permet d’accéder à un certain niveau d’invisible. 

En photographie, par exemple, on va mieux saisir le mouvement d’un corps. Son intention. Sans le flou, le mouvement ne libère pas forcément sa vibration. Ou, si l’on prend une fleur, sa délicatesse ne s’isolera pas autant, sans le flou du reste en arrière-plan. Ou encore, la magie des lumières de la ville la nuit. C’est grâce au flou artistique, quand chaque source de lumière est cristallisée en un petit rond de couleur, ambre, rouge, vert, turquoise, et que tous ces halos dansent ensemble sur la toile sombre de la nuit, que nous parvient le charme mystérieux d’une ambiance nocturne. Tout ce à quoi elle nous prédispose. 

Un flair de lumière ici, la transparence d’un pétale là, la beauté d’un motif qui se répète…  Si vous observez, ces photographies qui font l’usage du flou artistique et que vous aimez – qui vous touchent – toujours, quelque chose se dévoile, à la frontière-contact du visible et de l’invisible. Et c’est pour celui qui regarde, comme une ouverture, une onde plus ténue à laquelle accéder. Une connexion à un niveau supérieur de conscience. 

Or on parle bien de la subtilité de l’écoute flottante en coaching, afin de ne pas se noyer dans le torrent de détails du contenu et de ne pas perdre de vue le processus et le sens. 

Et bien dans ce flou artistique, c’est précisément de cela qu’il s’agit : accéder à l’invisibilité du processus et du sens. 

JOUR 3. Dernier jour.

Quelques candidats passent le matin et on les sent plus détendus, c’est leur dernière épreuve. 

Et après la pause déjeuner, c’est le temps pour le jury de se poser et de délibérer ensemble. 

Je ressens à ce moment-là, que tout l’enjeu est bel et bien d’avoir harmonisé tableau excel et flou artistique, de façon à poser un regard le plus impeccable possible sur chaque candidat. Mais donc aussi le plus ouvert. Le moins définitif. Et le plus au présent. Car la certification est un moment clé, certes, mais qu’un moment. Ce que chacun sera, ne serait-ce que dans un an, nul ne sait.

Nous y passons toute l’après-midi.

Ce qui est frappant, c’est de constater l’homogénéité des retours, à part pour quelques cas qui se sont « plantés » sur une épreuve ou une autre. Nos retours résonnent. S’échoïsent. Et c’est très rassurant. 

Bien sûr, il faut être vigilant à ne pas s’harmoniser facticement, de façon à préserver la réalité de l’expérience vécue à son poste. Ne pas adhérer par confort ou sécurité, ne pas résister par rigidité. 

Ces heures de délibération se terminent sur un moment quasi paroxystique pour ma part, où je suis tellement à fond, partie d’un tout, en équipe, que oui, mais oui, ce serait vraiment passionnant de créer un groupe d’étude et réfléchir ensemble à comment peaufiner, améliorer, réfléchir ces protocoles de certification, les différentes épreuves, les intitulés, les cadres, accompagner les jurés des prochaines certif’, oui, oui, on pourrait par exemple…

Et puis d’un coup, c’est fini. C’est passé. Ça a eu lieu. On est assis dans le métro et on rentre chacun chez soi. 

Et c’est l’immense relâchement, la redescente énergétique. On lâche tout, complètement. On a fait sa part, du mieux qu’on a pu. Son maximum à soi. 

Et on est vidé autant que plein. 

Ce qui me reste aujourd’hui, trois mois après ces quelques jours de certification, c’est combien le coaching est un métier d’art. 

Or donc, qu’il est absolument incontournable d’en maitriser la base théorique – ses 20 concepts fondamentaux – sur le bout de ses doigts, et d’y revenir régulièrement se remettre au précis. Mais qu’aussi, ce qu’un tableau excel ne pourra jamais cultiver, c’est cette multitude de vibrations, de palpitations de pulsations immédiatement perçues par le corps. Avec tout ce qu’elles charrient d’intentions, de motivations et d’émotions. 

Cette consistance de l’autre (et de soi) que seule la prise de risque de l’engagement physique permet de ressentir. 

Cette écoute fine. Ces tressaillements*. 

Et qu’en somme, un peu à la façon de la médecine intégrative, qui cherche à faire s’allier ensemble, les médecines conventionnelles et non-conventionnelles. Il me semble que l’extrême définition du tableau excel et l’hypersensibilité du flou artistique sont les deux extrémités du même long bâton souple et courbé, sur lequel nous pouvons prendre appui, à la façon des funambules sur leur fil, pour garder l’équilibre.

*L’Aventure du corps de Fabienne Martin-Juchat aux Presses Universitaires de Grenoble.