Musée Benaki, Athènes, Grèce – Mains de statuettes en marbre, 5ème-4ème siècles avant JC. (crédit photo : Aurélie Valat)

Ce qui nous saisit.


Don’t take it too seriously, hold on tightly, let go lightly.

Points de suspension, Peter Brook.

« C’est le moment de se réinventer !… Il faut des idées neuves !… Soyez cré-a-tifs !…».

Curieusement, au lieu de produire l’élan supposé, ces formules ont plutôt tendance à réveiller en nous résistances et autres freins.
 
Bien sûr, il y a le phénomène irritant de l’injonction – ce mode impératif et son effet de plaquage  – qui vient nous perturber dans notre façon d’être et de faire. 
Et qui peut nous laisser avec cette sensation très désagréable de ne pas faire ce qu’il faut, justement. De ne pas être ce qu’il faut. 

Mais mettons cela de côté – la contre-productivité de ce mode de l’injonction  – et concentrons-nous sur ce mot de CRÉATIVITÉ et sur ce qu’il implique.

Car en effet, que couve-t-il ce mot, pour qu’à son simple énoncé nous puissions ressentir – parfois, souvent – ce retrait complet d’énergie et d’initiative en nous ?

Commençons par regarder de plus près sa définition. 

Si vous cherchez dans un dictionnaire latin l’étymologie du mot créativité, vous tomberez sur creo, qui signifie : engendrer, procréer, faire naître, causer, produire. 

Et si vous allez du côté de l’Encyclopædia Universalis, vous trouverez ceci :

La créativité est définie comme la capacité à réaliser une production (une idée, un objet, une composition, etc.) à la fois nouvelle, originale (c’est-à-dire différente de ce qui existe) et adaptée au contexte et aux contraintes de l’environnement dans lequel la production s’exprime. 

Et ce qui est intéressant, c’est qu’ils ajoutent aussi :

La capacité à générer des idées créatives est reconnue comme une compétence du XXIe siècle, aidant à répondre aux défis de la vie personnelle et professionnelle, et favorisant le développement sociétal.

Maintenant, si vous relisez ces lignes et y cherchez le mot qui vous chiffonne vraiment… 

Est-ce défi ? Ou bien compétence ? Ou encore adaptée au contexte ?…

Ou serait-ce cette notion de nouveau, original, différent ?

Produire quelque chose de neuf, en un claquement de doigt. Encore et encore et encore… 

Un peu comme on demanderait à un comique, croisé par hasard, au détour d’une rue : « faites-moi rire ». (Bel exemple d’injonction, au passage).
Alors que l’homme, déjà épuisé de faire le comique depuis des années, sort peut-être d’un rendez-vous très alarmant avec son comptable, qui l’a plongé dans une remise en question totale quant à son avenir.
Et qui donc, en cette seconde où vous le rencontrez, vous, est tout simplement inapte à la production de la moindre blague. 
Votre demande risque même fort, de faire grimper d’un cran supplémentaire son angoisse.

Ce qui nous intéresse dans cet exemple un peu caricatural, c’est que l’injonction à produire instantanément une idée, un objet, une composition, aussi bon professionnel que nous puissions être, tombe rarement au bon moment.
Et nous fait souvent faire l’expérience vertigineuse : du grand vide en soi.

La créativité, tout comme l’inconscient n’est pas une boîte géolocalisée à l’intérieur de notre corps. C’est un processus. Or comme tout processus, avant qu’il ne s’enclenche, il y a une fixité.
Une sensation d’immobile, de rien, à l’origine de ce sentiment de grand vide en soi.

Reprenons l’exemple de notre comique en crise : à l’inverse, il est probable que dans une heure ou deux, ou le jour d’après… Il raconte cet épisode « comptable-angoisse-inconnu dans la rue » à un ami, et qu’il le fasse avec une drôlerie si savoureuse, qu’il décidera d’en faire un sketch…
Sketch qui fera très certainement un carton lors de son prochain spectacle… Et spectacle dont vous serez peut-être vous-même, spectateur. 

Ce qui est certain, c’est qu’en chemin quelque chose a eu lieu.
Un ajustement, un réglage. Un truc. Qui l’a fait passer d’une réalité à une autre. De, je suis un naze qui n’a plus rien dans le sac, à, calons une tournée de 300 dates dans toute la France.

Un passage, en somme.

En fait, nous venons de déposer là, trois notions fondamentales à la question de la « créativité » :
– LA NOUVEAUTÉ  (l’injonction de la nouveauté, « produire quelque chose de neuf »)
– LE VIDE (l’expérience de ce vertige-là, « du vide en soi ») 
– LE PASSAGE (d’une réalité à une autre). 

Je vous propose donc de les traverser chacune. Et de voir ce que nous pouvons y trouver comme clés, comme ancrages. 

La nouveauté.

La difficulté, avec cette idée de nouveauté, c’est qu’elle nous propulse instantanément dans une dimension de la créativité, que certains nomment la Big-C

La Big-C c’est quoi ?… C’est la créativité d’un Einstein, d’un Picasso, ou d’un Léonard de Vinci.  La créativité géniale, disons.

Tout de suite, il est très important de se rappeler que ces figures – ces véritables génies – sont plus que rares à l’échelle de l’histoire mondiale. 
Ils sont carrément des exceptions.

Nous tous, ici présents, ne sommes en aucun cas des génies. Et c’est « OK ».
Du grec Όλα Kαλά qui veut dire « tout est bien ». Tout est à sa place. 
Ce n’est ni un aveu d’échec, encore moins du défaitisme.
C’est du rangement : chacun boxe dans sa catégorie. 

Et il n’est pas attendu de nous, que nous fassions preuve de cette Big-C du génie.

Or –  pour de multiples et fascinantes raisons obscures – qui brassent problèmes de confiance en soi, légitimité, en passant par tous les dossiers de l’égo, et autres balles dans le « pied » – l’espace d’un instant, quand la demande de produire quelque chose de neuf et d’original nous est faite, nous nous mettons sur le même « pied » – le fameux – qu’un Leonard de Vinci.
Nous envisageons sérieusement, d’inventer la machine volante, le cubisme ou la physique quantique. 

Non. Trop. Too much. KO assuré. 

Rappelez-vous, nous ne sommes pas des génies. 
Nous n’allons pas sortir out of the blue, d’un chapeau ou de je ne sais où, une idée géniale qui va révolutionner le monde sur des milliers d’années.

Et personne ne nous demande ça. 

Donc tout de suite, première clé essentielle face à l’injonction d’être créatif « Don’t take it too seriously ».

Car, oui, d’une certaine façon, tout est créatif et création. Mais il s’agit là, d’autres dimensions de la créativité. 

– Celle dont tout un chacun fait preuve dans sa vie quotidienne, qui est aussi appelée la Little-c. 
– Que l’on distingue de la Mini-c, qui concerne les explorations d’une personne dans un contexte neuf ou d’apprentissage.
– Et de la Pro-c, propre aux trouvailles des personnes devenues expertes dans leur domaine professionnel. 

Créativité de la vie quotidienne, créativité des explorations-apprentissages, créativité des trouvailles d’expertises. Ça, oui, d’accord. C’est nous.

Et vous devez sentir, déjà, que quelque chose s’allège. 

Car doucement l’idée de nouveauté dans ce qu’elle peut avoir de spectaculaire et de jaillissant – de deus ex machina – commence à se diluer, à se dissoudre. 

Nous revenons à une dimension plus proportionnée et familière, plus calme, où il est bien plus question d’apparition
Mais d’apparition au sens photographique du terme ; c’est-à-dire comme une image qui, passant par des bains successifs, se révèlerait progressivement.
En fait, nous parlons de processus. 
De processus créatif.

Et c’est là, qu’il est question du deuxième pilier

Le vide.

Mettons-nous en situation. Vous venez de recevoir l’injonction de produire quelque chose de neuf, de trouver une idée, d’être créatif, et vous ressentez aussitôt ce malaise, ce vertige, ce petit ou grand vide en vous-mêmes…  Et c’est absolument normal, car :

« À l’origine de toute création, il y a un sentiment d’insatisfaction, d’inassouvissement, une sorte de trouble, un besoin de questionnement, une certaine angoisse, un refus, une sensibilité et une émotivité sismiques. »

A.K. Une école de la création théâtrale, Alain Knapp.

Alors à quoi pouvons-nous, nous raccrocher ? Au processus ! Parce qu’encore une fois la créativité n’est pas une boite pleine ou vide, c’est un mouvement, une approche, une disposition… Un cheminement.

Et voici donc, notre deuxième clé, quand le vide surgit : « hold on tightly » to the processus.

Et ce qui est merveilleux avec le processus créatif, c’est qu’il a fait l’objet de beaucoup d’études scientifiques. Nous avons des repères, des appuis.

Traditionnellement, il est décrit comme une succession de 4 phases (cf. Graham Wallace, pédagogue et professeur de sciences politiques entre autres, dans son livre « The art of Thought » publié en 1926). 
En fonction des approches, il y a de légères différences de terminologies eu égard à ces phases, qui peuvent même être réparties en 5 étapes plutôt que 4, mais au fond toutes convergent.
Donc à vous de voir comment vous approprier au mieux ce processus.

La première phase c’est LA PRÉPARATION.  
Elle consiste à rechercher des connaissances. On va investiguer. Appréhender de façon plus précise le sujet, récolter des informations, assimiler du connu, piocher dans sa culture générale.

Par exemple, pour écrire cet article, dès lors que j’ai posé « créativité – point d’interrogation », le tout en caractère gras au beau milieu de ma feuille blanche, j’ai évidemment ressenti ce vertige, ce vide en moi. 
Puis, comme si le regard s’acclimatait, j’ai commencé à me mettre en mouvement, à penser à des ouvrages, à des auteurs, à me rappeler de choses apprises, étudiées sur le sujet, à vérifier une définition dans le dictionnaire, un concept dans une thèse, et peu à peu, sont venues se déposer sur ma page blanche, tout un tas d’éléments. 
MA PRÉPARATION, donc. Qui est une activité très « consciente ».

La deuxième phase ou stade, du processus créatif est ce que l’on nomme L’INCUBATION
Nous sommes sortis du grand vide, mais nous portons à présent, un genre de problème.
Toutes les pistes, les explorations, qui convergent, divergent, nos ressources, se sont agglomérées tel un magma qui nous préoccupe et que nous trimbalons partout avec nous-mêmes.
Et que nous faisons dialoguer avec le monde extérieur, avec l’ensemble de ce que nous vivons.
On pourrait parler de couvaison (étymologie d’incuber). Nous couvons notre oeuf, qui prend forme à l’intérieur de nous.
Mais aussi d’infusion. Quelque chose infuse en soi, travaille en soi.
Nous laissons l’étape de PRÉPARATION oeuvrer en nous.
Et c’est fascinant parce que finalement c’est la phase la plus mystérieuse du processus. Celle sur laquelle on en sait le moins.
Cette petite chimie, alchimie personnelle, « non-consciente ».
Qui nous agit, plus que nous ne l’agissons.

La troisième étape est ce qu’on appelle L’ILLUMINATION.
Et bien sûr, c’est la phase la plus brève, celle où ça y est, nous nous saisissons enfin, de quelque chose :

C’est un éclair dans la pensée, où subitement la forme « ouverte » trouve sa fermeture et son accomplissement, où la tension se relâche dans un schème original, la solution, qui est, en même temps, dissolution du problème posé, avec ce caractère de certitude, de satisfaction de l’esprit, souvent trompeuse d’ailleurs, qui définit l’idée nouvelle. 

Cette phase, chez Graham Wallace, est précédée d’une autre, qu’il appelle intimation.
Et le passage de l’intimation à l’illumination chez lui, est comme le passage d’une conscience périphérique – je ne me suis pas encore complètement saisi de l’idée, j’en perçois les contours – à une conscience plus centrale ou focale – je la saisis en son coeur, je la tiens.
Donc l’intimation, est le premier pas hors de l’incubation, juste avant l’illumination.

Et enfin vient la quatrième étape, celle de LA VÉRIFICATION.
C’est le moment où nous allons mettre notre trouvaille, à l’épreuve de la demande initiale, .
Est-ce que ça marche vraiment, est-ce que ça tient, est-ce que ça embrasse pleinement le sujet ?…
C’est une phase où nous allons raisonner, contrôler, hiérarchiser, repasser tous les obstacles, agencer, ordonner, calculer, expérimenter…
En un mot : transpirer.

Et cette quatrième phase peut-être complétée d’une cinquième et dernière étape : celle de la formulation « universelle ».
Où il est question de maitriser son propre langage, d’articuler son idée pour et vers l’autre ; celui qui a émis l’injonction, le groupe auquel nous allons nous adresser, la société, le monde extérieur…
C’est une phase où, fonction de son domaine d’activité, nous pouvons aussi faire appel à des collaborations spécifiques pour porter et déployer au mieux notre idée.

En résumé, quand le vertige se présente, s’accrocher aux 4 étapes du processus créatif :

PRÉPARATION, INCUBATION, ILLUMINATION, VERIFICATION.
(Intimation et formulation, en milieu et fin du dit processus).

Le passage.

« La vie dans ce qu’elle a de meilleur, est un processus d’écoulement, de changement, où rien n’est fixe. »

Le développement de la personne, Carl R. Rogers

Tout bouge, tout le temps. Et c’est dans ce mouvement perpétuel, ce courant, que nous nous trouvons – que nous nageons – et devons sans cesse nous ajuster.

Et ce qui est passionnant quant à cette injonction d’être créatif, de produire quelque choses de « neuf », c’est de réaliser que la plupart du temps, ce qui oeuvre fondamentalement tout au long du processus que nous venons de décrire, c’est le fait de lâcher quelque chose, plus que d’inventer quoi que ce soit.

Le lâcher-prise, ou renoncement, signifie : abandonner toute idée qui se révèle illusoire et vide de substance. 

La respiration essentielle, notes (25), Thich Nhat Hanh

Quelque chose fonctionnait qui ne fonctionne plus, dû à une nouvelle configuration, un nouveau contexte, une nouvelle donne, ou tout simplement une nouvelle demande, auxquels il faut répondre, faire face.

La nouveauté finalement, est à l’extérieur de soi.

Un peu à la façon d’un joueur, qui voit à chaque partie, ses cartes rebattues, son jeu changer, et ajuste sa façon de jouer aux cartes qui lui ont été distribuées.

Car ce qui a marché lors de la partie précédente, peut ne plus marcher avec les nouvelles cartes qui lui ont été distribuées. La tactique n’est pas mauvaise en soi, elle n’est juste plus adaptée.

Cohabiter avec la complexité du changement perpétuel, c’est donc savoir se détacher. Accepter qu’une idée trouvée, n’est ni bonne ni mauvaise, elle est tout simplement pertinente avec le moment, mais peut ne pas l’être avec le suivant.

Ça marche, jusqu’à ce que ça ne marche plus.

Ce qui est intéressant, c’est que d’une certaine façon, plus notre monde est complexe, plus il vient solliciter en puissance cette ressource de la créativité en nous. 
D’où cette idée de, compétence du XXIe siècle, notre monde ne cessant de se complexifier.

Après il est important bien sûr, de pouvoir, de savoir, de sentir, quand il faut s’accrocher à une idée. La garder. S’y tenir.
Résister, d’une certaine façon.
Et dans l’assise théorique de la Gestalt-therapie (approche hautement créative), il y a une notion ( cf. Théorie du Self) qui est précisément celle de « l’ajustement créateur-ajustement conservateur ».

On pourrait résumer cette notion par le terme d’élan.
L’élan qui pousse l’organisme à s’adapter continuellement à la nouveauté. Avec l’ajustement conservateur qui est nécessaire à la survie, et l’ajustement créateur qui permet la croissance

Or donc, naviguer entre ses deux rives.
Passer d’une rive à l’autre.
Ce que je choisis de garder, ce que je choisis de lâcher, et que peut-être je retrouverai plus tard, plus loin, autrement.

La créativité, c’est cet élan-ajustement face au changement permanent.

Et si nous refaisons un lien avec son étymologie – « notre capacité à faire naître »- nous voyons bien qu’il est plus question de se laisser traverser.
Qu’il y a d’abord une réalité à accepter, à accueillir, à observer, à sentir.
Puis un processus à embrasser. Un mouvement à accompagner.
Presque danser avec lui.
Et que c’est précisément dans cette danse, que se niche la créativité.
Et qu’enfin, l’ensemble nous maintient en fluidité dans le courant.

Un objet synthétise parfaitement tout cela : les boules à neiges (ou snow globes). Vous savez ces globes transparents dans lesquels il y a un liquide et des paillettes qui retombent comme des flocons quand vous les secouez.

crédit photo : https://coolsnowglobes.com/collections/meditative/products/eclipse-snow-globe

C’est la main qui se saisit du globe et qui le secoue, qui va initier ce beau mouvement des paillettes dans le liquide.

Alors bien sûr, cette main peut le faire de façon douce, brutale, maladroite, joyeuse, agressive, curieuse, bienveillante, stressée…

La vérité, c’est que le globe n’a pas « la main » sur cette première prise. Il ne choisit pas qui, ni comment, il va être secoué.

Il est secoué, et c’est tout.

Un peu comme nous, en fait : c’est le changement (l’injonction), qui nous saisit et nous secoue. Et qui le fait comme cette main avec ce globe : en douceur, brutalement, violemment, énergiquement, joyeusement…

Et de la même façon que les flocons retombent toujours, le processus créatif aboutit toujours. Ça ne peut pas « râter ». 
Il n’y a qu’à accueillir cette première prise qui nous saisit, ses secousses.
Et embrasser le processus.

S’y fier.

Sachant que c’est précisément grâce à ce saisissement premier, que s’initie le mouvement et se déploie notre élan-ajustement singulier, or donc, notre créativité.
Sans ce saisissement, pas de déploiement.
Or toute la beauté est là.

La créativité en somme, c’est se laisser saisir. Et une fois saisi, se faire confiance.

Sources :
GAFFIOT, dictionnaire Latin-Français  
Abraham MOLES, « INVENTION », Encyclopædia Universalis
Maud BESANÇON, Todd LUBART, « PSYCHOLOGIE DE LA CRÉATIVITÉ », Encyclopædia Universalis

Eugene Sadler-Smith, « Wallas’ four-stage model of the creative process: More than meets the eye? »Surrey Business School, University of Surrey, UK
Peter Brook, Points de suspension
Alain Knapp, A.K. Une école de la création théâtrale

Chantal Masquelier-Savatier, Comprendre et pratiquer la Gestalt-thérapie
Thich Nhat Hanh, La respiration essentielle
Carl R. Rogers, Le développement de la personne
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G.

Gestalt-thérapie

Présentation faite à « L’Académie du Coaching ». (04/07/2018)

Ce livre, comme son titre l’indique a deux objectifs : situer La G-Thérapie dans une filiation philosophique et psychologique, tout en mettant en valeur son originalité.
ET, transmettre quelques points de repères théoriques, cliniques et méthodologiques qui fondent la posture du G-thérapeute.

Pour commencer, posons-nous un instant sur ce mot, GESTALT.

Selon Chantal Masquelier-Savatier, son sens reste énigmatique. Il n’y a pas un mot qui le traduit pleinement.

Souvent on utilise le mot «forme». Mais c’est plus complexe.

Pour Laura Perls – une des identités fondatrices de la G-T. – on peut le voir comme un mot recouvrant une multitude de concepts reliés les uns aux autres :

La contenance d’une personne,
son allure, sa silhouette, sa forme, sa figure,
une configuration, une entité structurelle,
et le tout, à la fois plus que la somme des parties,
et différent de celle-ci.

Et le verbe gestalten est même préférable car il comporte l’idée du mouvement : prendre forme, se constituer, se construire, s’organiser, se structurer.

Donc en fait, on parle là, d’un processus de formation, de transformation. De formes en formes. D’instants en instantsPas à pas. 

Et l’auteur nous dit qu’on pourrait – concernant la relation du G-thérapeute et de son patient – parler d’une sorte de danse – et là vous me voyez venir avec mes gros clignotants de coaching – une sorte de danse où les pas de l’un énergétisent les pas de l’autre, et où l’on s’accorde, pour inventer une danse commune.

Une co-création en somme, qui n’annule pas la créativité de l’un ou de l’autre, mais au contraire la potentialise.

Maintenant que nous avons posé ce mot, qui est un premier ancrage, ça nous amène naturellement à tous les autres (fig.1, en bas de page).
Il faut savoir que la Gestalt-Thérapie s’ancre dans la Gestalt-théorie – parce que oui, il existe une Gestalt-théorie qui précède la Gestalt-thérapie – mais aussi :

dans la psychanalyse, la psychologie sociale, 
la psychologie humaniste,
ainsi que la phénoménologie et la philosophie existentielle,
et enfin, les approches corporelles et la philosophie orientale.

Mise en garde de l’auteure : la multi-référentialité peut amener amalgames et brouillage de limites.
Selon elle, si nous gardons un axe directeur ce serait, la filiation directe avec la gestalt-psychologie – du nom de baptême – et l’ancrage phénoménologique, qu’elle appelle le bain nourricier.

D’emblée, avec ces différents enracinements on perçoit bien l’amplitude que j’évoquais : parler de Gestalt-Thérapie c’est entrer dans une vision du monde.

À l’image de cette multi-référentialités, l’élaboration de la gestalt-thérapie, est le fruit d’un travail collectif, qui part de la Vieille Europe et qui rencontre le Nouveau Monde, tout en parcourant les trois quarts du XXème siècle. 

Fritz Perls, par ex, le mari de Laura Perls que j’ai cité plus haut, et qui est lui aussi une des personnalités fondatrices de la G-T, est né en 1893 à Berlin et, est mort en 1970 à Chicago.
Entre les deux, il a fait le tour du monde.
C’est un clin d’œil, mais ça donne bien à voir ce par quoi cette élaboration a pu être traversée et traverser elle-même.

Enfin pour info, LE livre « Gestalt-Therapie » est sorti en 1951.

Si nous rentrons à présent dans l’assise théorique, on pourrait dire qu’il y a 2 piliers fondamentaux à la G-T. :
LA THÉORIE DU SELF et LA PERSPECTIVE DE CHAMP. 

Il semble important d’isoler d’abord 4 notions clés, essentielles à l’approche dans son ensemble, et qui font partie de la théorie du self (fig.2, en bas de page): 

Notion 1 : champ organisme/environnement
S’il y a bien une hypothèse de base c’est que: L’homme est inséparable de l’environnement. 
Ils sont indissociables et s’influencent l’un l’autre.
Comme on ne peut parler d’alimentations sans mentionner les aliments, de la vue sans évoquer la lumière, la parole sans interlocuteur…
Et bien là c’est pareil, et la vision holistique de l’homme non séparé de l’univers est vraiment le fondement de l’approche gestaltiste.

Notion 2 : frontière/contact
C’est Le lieu.
Le lieu d’échange entre organisme et environnement, qui à la fois relie et différencie, l’expérience première, le contact.
C’est le toucher touchant quelque chose. 
Par ex, la peau.
On définit même la Gestalt-thérapie, comme un art du contact, une thérapie du CONTACT.

Notion 3 : ajustement créateur- ajustement conservateur
C’est l’élan.
L’élan qui pousse l’organisme à s’adapter continuellement à la nouveauté. 
L’ajustement conservateur qui est nécessaire à la survie, et l’ajustement créateur qui permet la croissance.

Notion 4 : le self
C’est le système.
Le système de contacts à tous les instants. 
Ses variations suivent les besoins organiques dominants (tout ce qui met en mouvement) et la pression des stimuli de l’environnement.
Donc à distinguer, de la notion de SOI !
Ce n’est pas le sujet ni la personne.

De là, nous pouvons en venir à la «séquence de contact». La séquence entre thérapeute et patient, à proprement parler. 

4 phases se distinguent, mais par phases il faut plutôt visualiser des vagues, quelque chose qui se remanie continuellement (fig.3, en bas de page):

LE PRÉ-CONTACT : « la sensation »
Nous sommes poussées vers quelque chose sans savoir quoi. 
C’est à partir du corps que le besoin se fait sentir.
Donc l’attention du thérapeute va porter sur la manière dont les patients arrivent, se meuvent et se calent sur leur siège.

LA MISE EN CONTACT : « l’excitation »
C’est-à-dire laisser monter l’excitation nécessaire, afin de s’orienter vers l’environnement.
Comme une rotation de l’organisme, on se décentre d’ici (mes sensations) pour aller là-bas (vers l’entourage). 
Et c’est à ce moment que l’émotion apparaît, dans la confrontation avec l’extérieur.

LE PLEIN CONTACT : « l’accomplissement »
C’est faire place à l’objet choisi, qu’il vienne en figure, et lâcher prise.
Pour s’immerger totalement dans un moment de rencontre avec lui, un contact nourrissant. 
C’est le moment du « nous », et pas forcément un moment idyllique.
Le contact final en fait, qui ne signifie pas la fin du cycle mais son objectif.

LE POST-CONTACT : « l’assimilation »
C’est le moment de retrait pour assimiler la nouveauté. 
L’organisme prend le temps de digérer l’expérience vécue pour l’intégrer à son histoire. Quelque chose se boucle dans la séance mais démarre dans la vie.

À présent, abordons le deuxième pilier : « la perspective de champ »

La perspective de champ c’est prendre en compte la totalité des phénomènes en jeu dans une situation. Notons cinq principes (fig.4, en bas de page):  

1er principe : organisation
La signification 
d’un simple fait dépend de sa position dans le champ.
Me tenir debout et faire cette présentation, devant vous, n’est pas comme me tenir debout et faire cette présentation, devant ma glace.

2ème principe : contemporanéité
Le passé et le futur se concentrent dans le présent. 

Là, par ex, j’essaie d’être particulièrement avec vous, parce qu’à notre dernière séance de pairs les filles m’ont dit que ce passage était celui où on pouvait le plus décrocher, or j’aimerais bien qu’à la fin de cette présentation, il vous reste un petit quelque chose de la perspective de champ.

3ème principe : singularité
Chaque situation est unique, innovante. 

Là, par ex, c’est la 7ème présentation d’un bouquin depuis le début de la formation, et comme chaque fois il y a un livre, nous tous, le board, les 20 minutes, et pourtant comme chaque fois, tout est différent.

4ème principe : processus changeant
L’expérience est provisoire, la vérité d’un moment n’est pas celle du suivant. J’ai bu une gorgée avant de commencer, parce que j’avais la gorge sèche à cause du trac, et là je viens de reboire une gorgée, mais j’ai plus le trac, j’ai juste soif.

5ème principe : rapport pertinent
Chaque élément de la situation en cours contribue à son organisation. 
Même silencieux, même invisible.
Le fait par ex, que Valérie Andrianatrehina ici présente, soit gestalthérapeute, n’est pas exactement neutre, pour les filles et moi, quant à cette présentation.

Donc, la perspective de champ nous oblige à prendre en compte notre présence et notre implication dans la construction de la relation.
Nous avons une influence sur l’autre et « nous sommes crées par les situations autant que nous les créons ».

Pour finir, nous aimerions aborder la troisième et avant-dernière partie du livre, consacrée à la « posture » du Gestalt-thérapeute.

Quatre idées fortes se dégagent quant à l’ouverture de cette posture (fig.5, en bas de page):   

« ETRE LA »,
car il s’agit bien d’être et pas de faire.

Et ce positionnement incite le thérapeute à découvrir, inventer et développer sa propre manière d’être. 
Acquérir une forme de confiance en soi qui donne l’assurance qu’il suffit d’être là pour permettre une nouvelle expérience. 
Alors sobrement et humblement bien sur, artisanalement, j’ai envie de dire. Avec 4 repères :
-la présence : « je suis là, je reste là, avec vous, quoiqu’il arrive ».
-la conscience, immédiate et sensible, animale, instinctive, où tous nos sens collaborent, et notre conscience plus réflexive, autorégulatrice disons.
-l’ouverture, ratisser, récolter/se garder de toute hâte, prendre son temps/et balayer large, c’est complexe.
-le pas à pas, sentir, puis ressentir, puis identifier, puis exprimer.

« ETRE UN CORPS PLUTOT QU’AVOIR UN CORPS », 
nous sommes corps et nous contactons pas le corps.

Se poser, pour bien sentir ce qui se passe au niveau corporel.
S’éveiller, s’exercer à sentir, ressentir et nommer « son éprouvé ».
S’incorporer, il n’y a pas de scission. 
S’émouvoir, l’accès à nos émotions est corporel. 
Se mouvoir, le corps est mouvement.

« LE SOUTIEN EST UN ANTIDOTE À LA HONTE »

– Accueillir cf Rogers
– Soutenir to support > Capacité du thérapeute à rejoindre le patient là où il est, à cet instant là, pour entrer en résonance avec lui, sans vouloir le tirer vers le haut ou vers l’avant. Et lui donner la sécurité suffisante pour faire un pas de plus vers nouveauté.
– Contenir : entourer, envelopper pour ne pas lâcher ou abandonner. 
– Tenir : Il ne s’agit plus seulement d’être-là, mais de rester-là.

« CO-CONSTRUIRE », 
trois thèmes chers à la Gestalt-T ont retenu notre attention :

– Créativité: réveiller le potentiel créateur, la possibilité de chacun de s’adapter à une situation nouvelle plutôt que de s’enferrer dans des comportements obsolètes, inadaptés à la nouveauté des évènements.

– Construction de sens : voir le parcours thérapeutique comme une entreprise de co-écriture dont les co-auteurs seront d’autant plus fertiles et leurs créations d’autant plus riche, que leur relation favorisera cette créativité. On cherche ensemble, il n’y a pas de réponse toute faite.

– Dévoilement : Le dévoilement du thérapeute. Pas de la personne du thérapeute, mais du dévoilement par le thérapeute de ce qui émane de la situation commune. C’est l’outil majeur de la co-construction. Tant la « donation de l’éprouvé » dans l’ici et maintenant peut-être un véritable cadeau. Mais à manier avec prudence, et à ranger dans la catégorie outils qui impliquent thérapie personnelle et supervision, of course.

Ce qui nous a beaucoup interpellé dans cette posture du G-t, c’est cette idée d’abandonner sa position d’expert, de laisser son savoir au second plan, pour s’impliquer dans la situation, en tant que personne. 

Il ne s’agit pas d’envahir le patient en racontant sa life, mais seulement de dévoiler une part de son expérience dans l’instant pour permettre au patient un pas de plus dans le déroulement du processus.

Pour conclure, Valérie Andrianatrehina dit que la Gestalt-thérapie s’apparente « à une épiphanie de la rencontre : des « moments d’intense révélation » surgissant « de façon souvent imprévue » et menant à une découverte, une compréhension qui, dans l’instant, réduit la distance de soi à soi, nous faisant un peu moins étrangers à nous-mêmes ».

Du coup, j’aimerais revenir sur la dimension énigmatique du mot gestalt, évoquée en introduction, car au fond, elle nous renvoie à une énigme fondamentale qui est qu’on ne devient pas soi par soi, mais par l’autre. 

Et que donc, comment, en ce qui nous concerne tous ici, le coaching peut être ce lieu de co-construction d’une expérience qui rend autre.
Et qui permet à notre coaché d’éprouver une autre façon d’être, à partir de ses ressources.

É.

Émotion

Ce qui nous meut.

Aussi évident que cela puisse sembler, nous ne sommes pas égaux face à nos émotions. Que ce soit du point de vue de leur nature, que de leur manifestation.

Elles sont l’émanation directe de notre singularité

Notre expérience manifeste de l’autre, du monde et de nous-mêmes. 

Et tels des récits – des énigmes à percer – nos émotions portent en elles notre histoire.

Il est habituel de considérer qu’il y a six émotions fondamentales : la peur, la joie, le dégoût, la tristesse, la colère et la surprise. 
Et qu’après, viennent des émotions plus complexes : la honte, l’envie, l’amour, l’empathie…
D’ailleurs, à l’heure actuelle, il n’existe aucune preuve empirique de l’existence d’un nombre limite d’émotions biologiquement déterminées

Quand on cherche l’étymologie de ce mot dans différents dictionnaires, on tombe sur la racine latine emovere : mettre en mouvement. 
Et motio : mouvement, trouble, frisson (de fièvre).
Viennent ensuite, les notions de bouleversement, secousse, saisissement. Vécues simultanément au niveau du corps et au niveau affectif. 
Avec des réactions qui peuvent aller de l’extase esthétique ou spirituelle – quand mystère et beauté du monde nous touchent – à la paralysie ou autres manifestations plus explosives. 

En somme : ce sont des visiteuses qui nous mettent en mouvement. 

Car nous ne sommes pas l’émotion ressentie, elle nous traverse, c’est tout. 

Dès lors, retrouver une forme d’hospitalité et de bienveillante curiosité face à leurs surgissements, semble une voie enrichissante à explorer. (Pas de façon systématique, bien sûr – de temps à autre, quand « un.e invité.e de choix » frappe à notre porte.)

Car aussitôt, nous refaisons une expérience intéressante : celle de la distance. 

La distance qui nous sépare de toute chose, de l’autre, du vivant. 
Et donc de cet espace – ce lieu – qu’il y a « entre » l’autre et moi, qui à la fois me relie à lui et me différencie de lui.
Or qui dit espace, dit temps. Et même, tempo. 
Notre tempo personnel – notre façon d’investir un espace à notre rythme. 
Notre autonomie, d’une certaine façon. 

Et c’est alors, que nos ressources peuvent se mobiliser, notre potentiel créatif s’activer : nous nous réapproprions notre aptitude à nous ajuster, à trouver des solutions, des idées… L’émotion n’est plus cette chose envahissante ou dérangeante, que l’on souhaite chasser, masquer. 
Ainsi accueillie, observée et remise à sa juste distance, l’émotion nous offre une ouverture et devient générateur d’énergie.

Telle une intime étrangère que nous aurions accueillie à notre table, prenant le temps d’écouter le récit de son voyage, « l’émotion » viendrait éclairer notre perception, l’enrichissant d’autres dimensions

Un peu comme ces rayons lumineux qui font vibrer la surface de l’eau et donnent aux mouvements de l’onde leur fascinante complexité.

Sources : 
L’émotion – Contribution à l’étude psychodynamique du développement de la pensée de l’enfant sans langage en interaction – Philippe ClaudonMargot Weber – Dans Devenir 2009/1 (Vol. 21), pages 61 à 99 // Petit Larousse, Le Robert, Littré, cnrtl.
Crédit Photo : Aurélie Valat